Le
suffrage, longtemps réservé aux hommes, n’est devenu réellement universel
en France qu’en 1944. Il a fallu, on le sait, attendre l’ordonnance
du 21 avril 1944, signée par le général de Gaulle, pour que les femmes
deviennent à leur tour électrices. Et pourtant, huit ans auparavant,
en décembre 1936, la ville de Louviers avait été le théâtre d’une première
expérience de suffrage universel complet : le maire, Pierre Mendès
France, avait en effet décidé de faire élire par les hommes et les femmes
six conseillères municipales adjointes, appelées à siéger au sein des
différentes commissions comme en séance plénière. Initiative originale
et méconnue, qui mérite qu’on s’y arrête. Pour en apprécier la singularité
et l’importance, il convient d’abord de la replacer dans le contexte
de l’époque et de rappeler quel était en 1936 l’état des lieux, le retard
de la France par rapport au reste de l’Europe en matière de droits politiques
accordés aux femmes. Nous évoquerons ensuite les moyens mis en œuvre
par les associations féministes pour interpeller l’opinion publique
et les responsables politiques et faire avancer la cause du suffrage
féminin, mais aussi les initiatives prises par certains maires pour
permettre aux femmes de prendre place dans les commissions municipales
(car la manifestation de Louviers, nous le verrons, a connu des précédents,
dont Mendès France s’est évidemment inspiré). Enfin nous nous attarderons
sur cette expérience lovérienne, sur l’élection
elle-même et son déroulement, et surtout sur le rôle joué par les conseillères
élues, qui devaient siéger jusqu’à la dissolution du conseil municipal
en avril 1941. Si l’intention était louable, il faut en effet s’interroger
sur la réalité du pouvoir qui leur a été ainsi accordé.
En 1936, la France est encore l’un des rares pays européens à
ne pas avoir accordé le droit de vote aux femmes. Seules, la Suisse,
la Bulgarie et la Yougoslavie le leur refusent également . Partout
ailleurs les femmes votent et sont même souvent éligibles. Elles ont
obtenu ce droit parfois très tôt, dès 1906 en Finlande, le plus souvent
au lendemain de la guerre. En Grande-Bretagne, par exemple, l’âge de
l’électorat féminin est fixé à 30 ans en 1918, avant d’être abaissé
à 21 ans comme pour les hommes en 1928. En 1930, la Turquie elle-même
adopte l’égalité complète des droits politiques. Toutefois, dans certains
pays le droit de vote s’accompagne de restrictions : en Grèce les
femmes votent depuis 1931, mais aux seules élections municipales et
à condition d’avoir 30 ans et de savoir lire et écrire. Ainsi, comme
le souligne Alain Garrigou, « des pays
protestants, catholiques, orthodoxes et même musulmans, républicains
ou non, pas forcément démocratiques, avaient imposé le vote des femmes
avant le pays qui se targuait d’avoir inventé le suffrage universel »
.
Le retard de la France en ce domaine est imputable
à l’hostilité manifestée par le Sénat, durant la période de l’entre-deux-guerres,
à l’égard de tout projet de réforme, et en particulier par le groupe
de la gauche démocratique, qui regroupe les sénateurs radicaux, inscrits
ou non au parti, et détient la majorité au sein de la Chambre Haute.
Le Sénat a pu ainsi empêcher l’adoption des différentes propositions
de loi votées par la Chambre des députés . Quatre
fois en effet, au cours de l’entre-deux-guerres, la Chambre a accordé
l’électorat et l’éligibilité aux femmes, et avec des majorités de plus
en plus importantes . Le 20 mai 1919, les députés
reconnaissent aux femmes les mêmes droits politiques qu’aux hommes,
par 329 voix contre 95. Le 7 avril 1925, à la veille des municipales
et des cantonales, c’est une réforme plus limitée qui est adoptée :
le droit de vote et l’éligibilité aux seules élections locales. A nouveau,
le 1er mars 1935, puis le 31 juillet 1936, la Chambre accorde
aux femmes l’égalité complète des droits politiques. En 1936, c’est
par 495 voix contre zéro (le seul vote hostile ayant été ensuite rectifié)
qu’est adopté cet article unique : « Les lois et dispositions
réglementaires sur l’électorat et l’éligibilité à toutes les assemblées
élues sont applicables à tous les citoyens français sans distinction
de sexe ». A chaque
fois, il s’agit d’un coup d’épée dans l’eau : aucun de ces votes
n’aura de suite, en raison de l’obstruction du Sénat .

Il fallut attendre trois ans et demi avant que
la proposition de loi adoptée en mai 1919 vienne en discussion au Sénat.
Et le 21 novembre 1922, au terme de la discussion générale, le débat
tourne court, les sénateurs repoussant le passage à l’examen des articles
par 156 voix contre 134 . Quant
aux autres propositions votées par la Chambre, elles ne seront jamais
inscrites à l’ordre du jour. Entre-temps, en 1932, le Sénat s’est saisi
une seconde et dernière fois du problème, en examinant une proposition
de loi de Louis Martin , membre de la gauche démocratique
et néanmoins partisan résolu du suffrage féminin, proposition tendant
à reconnaître aux femmes le droit de vote et l’éligibilité à toutes
les élections . Une
fois encore, le 7 juillet, après deux semaines de débat et au moment
de passer à l’examen de l’article unique du texte, les sénateurs enterraient
le projet en rejetant l’urgence et en le renvoyant ainsi aux calendes
grecques. Désormais même une proposition aussi modeste que celle déposée
en février 1936 par Eugène Milliès-Lacroix,
sénateur-maire de Dax, ne sera jamais discutée : il ne s’agissait
pourtant que de permettre aux communes qui le souhaiteraient de faire
élire par les hommes et les femmes des conseillères municipales en nombre
limité (par exemple 6 dans les communes élisant 27 ou 30 conseillers).
Et les femmes ainsi élues, si elles jouissaient des mêmes droits et
étaient soumises aux mêmes obligations que leurs collègues masculins,
ne pouvaient toutefois être désignées comme délégués sénatoriaux et
participer à l’élection des sénateurs.
A dix ans d’intervalle, en 1922 comme en 1932, les adversaires
des droits politiques pour les femmes développent les mêmes objections.
Trois raisons, à les entendre, justifient leur opposition : le
suffrage des femmes est contraire à la nature, il serait un danger pour
la République, de toute façon il est prématuré. D’abord, en effet, la
femme est d’une nature différente. Sa sensibilité comme sa physiologie
la prédisposent à être la reine du foyer, l’éducatrice des enfants,
tandis qu’à l’homme, chef de la famille, incombent les rudes besognes,
les responsabilités et les soucis du dehors. Ainsi le droit de vote
et la participation à la vie publique détourneraient la femme de son
rôle naturel et, en introduisant un risque de conflit au sein du couple,
seraient une cause fatale de désunion et de désorganisation de la cellule
familiale. La femme elle-même, souligne Armand Calmel,
« a tout à perdre à entrer dans les luttes électorales. Que de
déceptions et de souffrances nous lui éviterons en ne lui donnant pas
le droit de vote » . Et son collègue Duplantier, antiféministe notoire, de renchérir : « La
plupart n’ont-elles pas des bouches trop petites pour qu’en puissent
sortir les gros mots qui sont
trop souvent la monnaie courante des discussions électorales »
.
Mais, même si cette incompatibilité entre la nature féminine
et la fonction politique n’existait pas, il y aurait un
intérêt public évident à refuser le droit de vote aux femmes.
C’est l’argument sur lequel insistent les sénateurs radicaux :
le sort de la République serait compromis. « On a constamment laissé
les femmes dans toutes les familles, même dans les familles républicaines,
fréquenter le clergé. De cette situation, le clergé profiterait immédiatement
(…). Vous verriez les élus républicains disparaître pour faire place
à l’opinion contraire » . Permettre
à la femme de voter, c’est, en raison de l’influence qu’exerce sur elle
le prêtre, donner un avantage décisif à la droite conservatrice et cléricale
et faire planer une menace sur les institutions républicaines. Le péril
est d’autant plus redoutable que le déséquilibre démographique résultant
de l’hécatombe de la guerre donnerait aux femmes la majorité au sein
du corps électoral. Ce sont elles qui seraient maîtresses des destinées
du pays : il faut donc refuser ce saut dans l’inconnu .
De toute façon, une telle réforme est prématurée : les femmes
ne sont pas prêtes actuellement à voter. Comme le souligne le rapporteur
René Héry en 1932, « elles n’entendent rien aux problèmes
essentiels de la politique, aux problèmes économiques et financiers »
. D’ailleurs,
répète-t-on volontiers, les femmes elles-mêmes, les femmes de nos provinces,
ne le réclament pas. « Quand je parcours les campagnes et que j’interroge
les braves femmes qui sont à leur foyer, déclare Louis Tissier, je n’en trouve aucune qui me dise : nous voulons
le bulletin de vote ». Prématurée, la réforme l’est enfin étant
donné les circonstances et les périls de l’heure. C’est un argument
que l’on développe surtout dans les années 30 : « A l’heure
actuelle, rappelle René Héry, les intérêts
les plus élevés, les plus graves, les plus poignants de notre pays sont
débattus à Lausanne, à Genève, et vous y feriez apparaître les femmes
avec leur faiblesse infiniment respectable, leur manque d’équilibre
physiologique, et vous ne seriez pas inquiets ? ».
Même ceux qui se prétendent partisans du droit des femmes multiplient
réticences et objections. Ainsi pour Léon Jénouvrier,
sénateur d’Ille et Vilaine, « priver les femmes du droit de vote
est une injustice » . Mais
redoutant toute désunion dans les familles, il ne conçoit pas, dit-il,
que la femme mariée puisse voter et n’accorde ce droit qu’à la veuve,
à condition toutefois qu’elle ait 30 ans , pour éviter que le nombre
des électrices présente le moindre danger. Quant à l’éligibilité, il
la repousse catégoriquement : la femme doit garder la maison et
élever les enfants. Avec de tels amis, serait-on tenté de conclure,
le suffrage féminin n’avait pas besoin d’ennemis.
Face à l’indifférence des gouvernements successifs et à l’hostilité
résolue du Sénat, les féministes ne sont pas restées inertes au cours
de ces années de l’entre-deux-guerres. Pour attirer l’attention de l’opinion
et des pouvoirs publics, on voit même des femmes ne pas hésiter à poser
leur candidature lors des scrutins municipaux ou législatifs et solliciter
en toute illégalité les suffrages des électeurs. De leur côté, certains
maires ont pris des initiatives, dans le cadre de leur municipalité,
pour contourner le barrage de la loi et permettre à des femmes d’exercer
au niveau local un minimum de responsabilités.
Les diverses organisations féministes ont évidemment recours
aux moyens classiques de propagande pour se faire entendre. C’est le
cas, notamment, de la Ligue Française pour le Droit des Femmes (LFDF),
la plus ancienne, présidée par Maria Vérone , et
de l’Union Française pour le Suffrage des Femmes (UFSF), fondée en 1909
et présidée depuis 1924 par Cécile Brunschvicg, future sous-secrétaire
d’Etat du premier cabinet L. Blum et adhérente du parti radical. Forte
de plusieurs milliers d’adhérents et bien implantée en province, l’UFSF
doit probablement son succès à ses positions modérées : elle entend
obtenir d’abord pour les femmes le droit de participer aux élections
locales. L’UFSF publie un hebdomadaire, La
Française, elle multiplie les conférences, les brochures, les pétitions,
les campagnes d’affiches , fait le siège des responsables
politiques. L’activité des suffragettes peut prendre aussi un tour plus
spectaculaire. En octobre 1934, Louise Weiss fonde La Femme Nouvelle
avec l’intention de donner un nouveau souffle aux revendications des
femmes et de tout faire pour attirer l’attention de la presse et du
public. En juin 1936, par exemple, des militantes de la Femme Nouvelle
vont perturber le grand prix de Longchamp : avant le départ de
la course, elles se précipitent sur la piste et brandissent des affiches
réclamant le droit de vote. Lors de la rentrée parlementaire, tandis
que les députés se voient offrir des myosotis, elles offrent des chaussettes
aux sénateurs pour leur montrer que le droit de vote n’empêchera pas
les ménagères de les repriser. Le tout évidemment sous l’œil des journalistes,
photographes et cameramen dûment prévenus .
Mais nous nous intéresserons surtout, à une époque où elles ne
pouvaient ni voter ni siéger dans une assemblée élue, aux femmes qui,
en dépit ou en marge des lois, ont présenté leur candidature dans les
consultations de l’entre-deux-guerres. Ces candidatures sont de trois
sortes : candidatures illégales appelant les électeurs à déposer
dans l’urne un bulletin qui ne pouvait qu’être annulé lors du dépouillement ;
candidatures parallèles invitant à un geste symbolique dans des scrutins
fictifs, en marge des opérations électorales régulières et des
bureaux de vote officiels ; candidatures régulières en réponse à l’initiative
de certains maires souhaitant, dans le cadre de la loi, faire une place
aux femmes dans les conseils municipaux.
Les candidatures illégales des femmes ne sont pas une innovation
de l’entre-deux-guerres. En 1881, la socialiste Léonie Rouzade
se présente aux municipales à Paris dans le XIIe
arrondissement et recueille 58 voix sur quelque 11 000 votants. D’autres
suivront son exemple : aux législatives de 1910, Madeleine Pelletier
dans
le VIIIe arrondissement et Elisabeth Renaud dans l’Isère (2ème
circonscription de Vienne) se présentent avec le soutien de la SFIO
. Dans
les années 20, le parti communiste reprend ce mode d’action : désireux
tout à la fois de dénoncer la société bourgeoise et d’entraîner les
femmes dans la lutte, il se fait « le champion de l’égalité des
droits civils », selon le mot de Jean-Paul Brunet . Lors
des municipales de mai 1925, le parti présente des candidates sur ses
listes dans plusieurs communes, notamment dans le département de la
Seine, et certaines seront élues avec leurs colistiers. C’est le cas
d’Augustine Variot à Malakoff, de Marie Chaix à Saint-Denis, de Marthe
Tesson à Bobigny. Dans chacune de ces communes, en effet, le bureau
de recensement des votes a décidé de comptabiliser les suffrages qu’elles
ont obtenus et les a proclamées élues. Très peu d’électeurs ont rayé
leurs noms : Mme Variot, par exemple,
recueille 2 321 voix, c’est-à-dire seulement 62 de moins que la moyenne
de la liste. Au lendemain du scrutin, Marthe Tesson et Marie Chaix se
voient même confier des responsabilités au sein du conseil : la
première est élue deuxième adjoint de Bobigny, la seconde maire adjoint
chargée des affaires sociales à Saint-Denis. Toutes trois siègeront
dans les conseils municipaux pendant plusieurs mois jusqu’à leur invalidation
par le Conseil d’Etat en janvier 1926 . On
peut citer d’autres exemples : un téléfilm récent a rappelé le
rôle joué par Joséphine Pencalet à Douarnenez
dans la longue grève menée par les ouvrières des sardineries en 1925
et son élection sur la liste communiste aux municipales de la même année.Le
parti communiste renouvellera l’expérience en 1929 dans d’autres communes,
notamment à Ivry-sur-Seine et Pantin .
C’est une autre méthode que choisissent Louise Weiss et les militantes
de la Femme Nouvelle en 1935 et 1936. Plutôt que ces candidatures inévitablement
vouées à une annulation, elles décident d’organiser, en marge des élections
régulières, des scrutins parallèles, qui tiennent de la pétition ou
du référendum. Hommes et femmes sont invités à déposer dans des urnes
improvisées , en dehors des bureaux de vote officiels, un bulletin portant
le nom des candidates ou en faveur du droit de vote des femmes. Ainsi,
lors des municipales de 1935, L. Weiss organise une élection symbolique
dans le XVIIIe arrondissement, le jour du premier tour. Des cartons
à chapeaux, en guise d’urnes, sont installés devant les bureaux de vote
et les femmes comme les hommes peuvent y déposer un bulletin au nom
de L. Weiss ou un bulletin portant la mention « je suis partisan
du vote des femmes ». Le scrutin se déroule dans des conditions
mouvementées : il faut affronter, en déversant de la poudre de
riz, les agents qui veulent enlever les urnes et les installer aux terrasses
des cafés. Néanmoins 18 959 suffrages sont recueillis . L. Weiss renouvelle
sa campagne aux législatives de 1936 dans le Ve arrondissement. Elle
s’y présente avec l’aviatrice Denise Finot
et près de 15 000 bulletins seront déposés dans les urnes.
A Bordeaux, c’est une manifestation un peu différente que met
sur pied la Ligue Française pour le Droit des Femmes aux municipales
de1935. la section locale constitue une liste composée de femmes et
d’hommes, parmi lesquels figurent des représentants des différentes
listes officielles , et comportant autant de noms que de conseillers
municipaux à élire. Le scrutin, qui a été précédé de réunions dans les
différents quartiers de la ville, a lieu la veille des élections, dans
une salle municipale. Il s’adresse avant tout aux femmes, mais aussi
aux hommes, invités à témoigner leur sympathie à la cause du suffrage
féminin. 4 500 bulletins, dont 690 signés de noms masculins, seront
comptabilisés à l’issue de la journée . Pour
les militantes de Bordeaux, comme pour L. Weiss, la preuve est faite :
les femmes veulent obtenir le droit de vote et participer à la vie de
la cité, les hommes ne sont pas hostiles à cette revendication des femmes.
Mais, candidatures illégales ou scrutins fictifs, aucune de ces
manifestations ne pouvait permettre aux femmes de détenir durablement
un mandat politique et d’exercer réellement des responsabilités. Il
en va autrement de celles qui vont se voir confier, à partir de 1935,
des postes de conseillères municipales adjointes de la part de maires
désireux de faire droit aux revendications des femmes, sans pour autant
sortir de la légalité. Les femmes appelées à ces fonctions seront nommées
le plus souvent, mais parfois élues à la faveur de scrutins parfaitement
légaux, entendons par là de scrutins qui ne seront pas annulés en conseil
de préfecture, le rôle dévolu à ces conseillères n’étant que consultatif
. L’initiative en revient
au député-maire (SFIO) de Villeurbanne, le docteur Lazare Goujon. Le
12 avril 1935, il publie un arrêté stipulant qu’il sera procédé le mois
suivant, en même temps qu’au renouvellement du conseil, à l’élection
de « quatre conseillères municipales privées », qui siègeront
dans les commissions. C’est le corps électoral masculin qui procèdera
à leur désignation .
L’initiative séduit aussitôt l’Union Française pour le Suffrage
des Femmes et sa présidente Cécile Brunschvicg. C’est là, pense-t-on,
un premier pas qui peut ouvrir la voie à la réforme tant attendue et
une expérience à généraliser. Mais, prudemment, l’UFSF
songe à une nomination plutôt qu’à une élection, si l’on en juge par
les recommandations qu’elle adresse à ses adhérentes. « Essayons,
écrit La Française dans son numéro du 6 avril , de
faire nommer dans différentes villes des femmes qui s’imposeront de
telle sorte qu’un vote viendra bien vite ensuite consacrer légalement
leur situation. Il faut que les conseillères officieuses deviennent
incessamment des conseillères officielles. A nos amies de faire dans
leurs départements une large propagande pour obtenir que l’initiative
de M. Goujon soit partout réalisée ». Au lendemain des élections,
Mme Brunschvicg renouvelle cet appel aux militantes, pour solliciter
les maires et les inviter à désigner des conseillères : « Ce
qu’il faut, c’est étendre l’expérience le plus possible. (…) Nous demandons
donc à tous les groupes de l’UFSF -et si possible
à toutes les associations- de faire immédiatement des démarches auprès
des nouvelles municipalités pour qu’elles s’adjoignent quelques conseillères
auxiliaires, celles-ci pouvant participer à toutes les commissions municipales
et assister (avec voix consultative seulement) aux séances du conseil
municipal. Telle est actuellement la ligne de conduite adoptée par l’UFSF en vue de l’action immédiate » . La
Fédération parisienne de l’UFSF va ainsi écrire
aux 250 maires des communes de Seine et de Seine-et-Oise pour attirer
leur attention sur cette question des conseillères municipales adjointes
.
Passé les municipales, nombre de communes vont suivre l’exemple
de Villeurbanne et répondre aux sollicitations des groupements féministes.
Mais la nomination de conseillères adjointes (appelées aussi conseillères
privées, techniques ou auxiliaires) par le maire, souvent sur proposition
des associations locales, sera la règle et leur élection l’exception.
Semaine après semaine, La Française énumère les villes où des
femmes sont nommées dans les commissions municipales : Auxerre,
Versailles, Beaune, Saint-Jean-de-Maurienne, Orly, Niort, Dijon, Brive,
Périgueux, Reims, Chaville, Croissy, Valmondois.
A Niort, pour ne prendre que cet exemple, le maire, répondant à la demande
du groupe local de l’UFSF, a prié celui-ci
de lui désigner quatre femmes comme conseillères techniques pour participer
aux commissions d’hygiène et d’habitations à bon marché, avant de procéder
à leur nomination . Au total, entre mai 1935
et fin 1936, ce sont 38 communes, si l’on recense les informations fournies
par La Française, qui créent des postes de conseillères . Il
s’agit surtout de villes moyennes , dont
les 2/5 se situent dans la région parisienne. Les maires dont l’appartenance
politique est connue sont souvent de sensibilité radicale : sans
doute se sont-ils montrés plus réceptifs aux demandes d’une association
dont la présidente est membre du parti.
Rares sont les communes où l’on a procédé à une élection. La
proposition a même parfois été délibérément écartée : à Périgueux
le conseil municipal se prononce contre le vœu d’un de ses membres réclamant
une élection par les femmes elles-mêmes et décide de faire appel comme
ailleurs aux groupements féministes pour établir une liste sur laquelle
il statuera ensuite . Les
conseillères ne seront élues que dans cinq communes : Villeurbanne,
Dax, Ussel , Guillaumes
(Alpes-Maritimes) et Louviers. Les modalités diffèrent d’une commune
à l’autre. L’élection de Louviers, nous le verrons, offre le seul exemple
d’un suffrage universel complet. A Villeurbanne, l’élection a eu lieu
à la même date que les municipales, les 5 et 12 mai 1935, mais ce sont
les hommes seuls qui ont pu voter. A proximité de chacun des bureaux
de vote était installé, dans un local adjacent, un autre bureau tenu
par les femmes. Les électeurs étaient invités, après avoir accompli
leur devoir, à voter une seconde fois pour élire les 4 conseillères
privées. Trois listes étaient en présence : une liste communiste,
une liste présentée par l’UFSF (et dite « goujonniste »,
parce qu’elle bénéficiait du soutien de la municipalité sortante) et
une liste de droite. Le corps électoral étant identique, cette double
élection aboutit aux mêmes résultats : arrivés en tête au premier
tour, les communistes enlèvent, le dimanche suivant, la mairie de Villeurbanne
au docteur Goujon et remportent les 4 sièges de conseillères. Mais les
hommes n’ont manifesté qu ‘un intérêt limité pour cette expérience :
au second tour seuls 57 % de ceux qui sont venus voter ont ensuite participé
à l’élection des conseillères.
A Dax, en revanche, ce sont les femmes qui vont élire celles-ci.
Le 20 mai, huit jours après les municipales, le sénateur-maire Eugène
Milliès-Lacroix (radical) prend un arrêté
créant 6 postes de conseillères adjointes, dont l’élection est fixée
au 23 juin, et fait établir par les services municipaux une liste électorale.
Sont électrices les femmes âgées de 25 ans et domiciliées à Dax depuis
le 1er décembre 1934. Les associations locales étant parvenues
à s’entendre pour former une liste unique , celle-ci
l’emporte sans difficultés sur les candidatures isolées qui se sont
manifestées. Le nombre de votantes peut sembler modeste : 2 676 sur 4 682 inscrites (57,1 %). Mais le
maire avoue avoir péché par manque de confiance, en établissant un seul
bureau de vote : en fin de matinée, il fallait attendre plus d’une
heure avant d’arriver à l’urne et plusieurs centaines d’électrices,
à l’entendre, sont reparties à midi sans avoir pu voter . L’année
suivante, le 11 octobre 1936, ce sont également les femmes qui procèdent
à l’élection de trois conseillères à Guillaumes, dans les Alpes-Maritimes
.
Elues ou nommées, ces conseillères vont jouer un rôle analogue
et relativement limité. Leur nombre est réduit : de 2 à 6 selon
la taille des communes, rarement plus. Elles siègent dans les commissions
municipales, mais presque jamais en séance plénière. A Villeurbanne,
par exemple, elles assistent aux séances publiques du conseil au banc
de la presse et sans prendre part aux délibérations. A Versailles et
Croissy-sur-Seine, toutefois, elles sont convoquées à toutes les séances
et peuvent intervenir dans la discussion, mais sans participer aux votes.
D’autre part, les postes qui leur sont confiés correspondent au partage
traditionnel des tâches entre les sexes. Elles n’entrent que rarement
dans les commissions des finances ou des travaux. En raison des compétences
qu’on leur reconnaît pour les questions d’éducation et d’assistance
sociale, elles sont nommées le plus souvent dans les commissions d’hygiène
et les commissions scolaires . C’est
pourquoi les conseillères auxquelles on fait appel sont souvent, pour
celles dont la profession nous est connue, infirmières, sages-femmes,
assistantes sociales ou enseignantes. Elles entrent également dans les
commissions extra-municipales traditionnellement vouées à l’assistance
sociale (bureaux de bienfaisance ou commissions des hospices). Mais
ces nominations ne constituent pas une innovation : avant 1935,
dans un certain nombre de communes, des femmes figuraient déjà dans
ces commissions, dont les membres sont désignés par les maires.
Cette expérience ne fait d’ailleurs pas l’unanimité au sein des
associations féministes. La LFDF en dénonce le caractère illusoire et
le danger. Les femmes, en effet, en dépit de ce titre de conseillères
qu’on leur octroie, n’ont aucun pouvoir, et elles ne font précisément
qu’occuper des fonctions analogues à celles qui figuraient auparavant
dans les bureaux de bienfaisance et autres commissions administratives.
D’autre part, souligne Le Droit des Femmes, organe de la LFDF,
en acceptant ce rôle au rabais, les femmes lâchent la proie pour l’ombre.
On leur concède un titre honorifique, pour mieux leur refuser l’égalité
politique et civile à laquelle elles aspirent. Les féministes sont donc
invitées à la méfiance : « Pour mieux vous duper on est en
train de créer une atmosphère factice de réforme » . La
suite devait donner raison à la Ligue. Les nominations et élections
de conseillères adjointes n’ont nullement fait progresser la cause du
suffrage des femmes (pas plus que la nomination de trois femmes dans
le premier cabinet L. Blum en juin 1936). Le Sénat persistera dans son
hostilité et refusera d’aborder à nouveau la question.
C’est dans ce contexte qu’il faut replacer l’élection de décembre
1936 à Louviers, pour en apprécier l’originalité et l’intérêt, mais
aussi les limites. P. Mendès France a repris tardivement une idée expérimentée
ailleurs , mais
en y apportant des modifications importantes. Lors des élections de
mai 1935, le programme de la « liste républicaine », dont
il a pris la tête, ne fait qu’une vague allusion à la participation
éventuelle (et épisodique, semble-t-il) de femmes au travail municipal.
Dans le chapitre consacré aux œuvres sociales, après l’aide au dispensaire,
aux crèches, aux garderies, et la lutte contre les taudis, on peut lire :
« Introduction de femmes chaque fois que cela sera opportun au
sein des commissions municipales, et notamment des commissions d’urbanisme ».
Il faut attendre le 25 juillet 1936 pour que le conseil municipal décide
la création de 6 postes de conseillères adjointes. A cette date, la
plupart des municipalités qui ont fait ce choix ont déjà procédé à l’installation
de ces conseillères. Mais l’originalité de l’initiative lovérienne
tient au mode de désignation retenu : elles seront élues au suffrage
universel complet, par les hommes et par les femmes. Le règlement établi
par la commission désignée à cet effet et publié en octobre fixe les
deux tours de l’élection aux 13 et 20 décembre et invite les Lovériennes
à s’inscrire sur une liste électorale spéciale ouverte à leur intention.
Les conditions sont les mêmes que pour les hommes : être âgée de
21 ans avant le 31 mars 1936 et être domiciliée à Louviers . Qui
plus est, Mendès France est décidé à pérenniser cette expérience :
à l’avenir, en effet, il est prévu que les conseillères seront élues
en même temps que les conseillers municipaux, ou dans un délai de deux
mois après les élections ordinaires.
La décision reçoit l’approbation de la droite locale. Le maire
veut donner aux femmes « leur place dans l’administration de la
cité, et c’est très bien », écrit L’Industriel de Louviers
, qui les invite
à aller s’inscrire. A gauche, La Dépêche de Louviers relaie cette
initiative, mais sans enthousiasme excessif, si l’on en juge par la
place qu’elle lui accorde : il faut attendre l’avant-veille du
premier tour pour que l’événement soit évoqué en première page. Toutefois,
le comité radical de Louviers, redoutant que le vote ne soit un échec,
contacte les associations amies et leur demande « d’agir de la
manière la plus pressante auprès des membres femmes pour qu’elles n’hésitent
pas à se faire inscrire et auprès des membres hommes pour qu’ils veuillent
bien faire inscrire leurs femmes » . Les
inscriptions sont un relatif succès pour la municipalité : 2193
femmes sont venues s’inscrire, c’est-à-dire, semble-t-il, près des trois
quarts de celles qui remplissaient les conditions requises .
La campagne du premier tour se déroule dans le calme. Les candidates
déclarées sont peu nombreuses. A droite, trois femmes ont déposé leur
candidature : Mlle Dubois, une catholique pratiquante connue pour
son dévouement aux œuvres sociales, Mme Masset,
infirmière-visiteuse, et Mme Lemercier, assistante sociale. Chacune
se présente individuellement et, récusant toute appartenance politique,
déclare désirer uniquement travailler au bien commun. A gauche, cinq
femmes ont constitué une liste « d’action sociale »,
qui est à l’évidence le fruit d’un accord entre radicaux, socialistes
et communistes (la
dynamique du Front Populaire est encore à l’œuvre). Elles représentent
les classes moyennes et les milieux populaires : la liste compte
deux ouvrières, une commerçante, une institutrice, une comptable. Tout
en soulignant qu’elles devront d’abord s’occuper de la maternité et
de l’enfance et n’ont pas à parler de politique, elles ne dissimulent
pas leurs convictions et s’affichent, dans leur circulaire, comme « républicaines,
attachées à la liberté de conscience, à la laïcité, au progrès social
et à la paix » . S’il
souhaite le succès de cette liste , Mendès
France se refuse toutefois à lui accorder son patronage et observe une
stricte neutralité : « La municipalité n’intervient pas
dans la compétition électorale, écrit-il à la veille du scrutin. Elle
ne patronne aucune candidature » . S’il
faut en croire L’Industriel de Louviers, il aurait voulu que
la compétition ne s’engage pas sur le terrain politique et que se constitue
une liste unique, comportant des candidates d’opinions diverses, mais
il se serait heurté au refus des partis d’extrême gauche , c’est-à-dire
de la SFIO et du Parti communiste. Un tel projet est certes très plausible :
c’est ce qui s’est fait à Dax l’année précédente. Mais la neutralité
peut aussi s’expliquer par le souci d’éviter les retombées de l’échec
éventuel d’une liste pour laquelle il aurait appelé à voter (car l’on
pouvait penser que les femmes voteraient plutôt à droite) et de garder
le bénéfice de l’opération, quel qu’en soit le résultat. En face, la
droite a attendu les dernières heures pour entrer en action. La veille
de l’élection, est distribuée la circulaire d’un « groupe d’entente
pour les œuvres sociales de la ville de Louviers », prête-nom de
la droite locale, invitant électrices et électeurs à n’apporter leur
voix qu’à « celles des candidates donnant toutes garanties au point
de vue valeur morale, valeur sociale et indépendance ». Et le matin
même du scrutin, le Journal de Rouen, reproduisant cette circulaire,
y ajoute une recommandation à voter pour Mlle Dubois, Mme Masset
et Mme Lemercier, et à choisir trois autres noms parmi les personnes
se dévouant aux œuvres sociales.
Les
quatre conseillères élues, Mme Perreaux, Le Pelletier,
Dubois et Masset, accompagnées d'une cinquième personne,
sans doute Mme Lemercier..
Dans ces circonstances, le 13 décembre, le premier tour est sans
surprise. Si la participation peut paraître modeste (2 896 votants pour
4 945 inscrits, soit 60,3 %), cela tient au fait que nombre d’hommes
se sont désintéressés du scrutin et, selon La Dépêche de Louviers,
surtout dans les rangs de la gauche : seuls 46,4 % sont venus
voter. Les femmes, en revanche, ont été nettement plus nombreuses :
77,9 % . Les
résultats sont un échec pour la liste d’action sociale qui ne recueille
en moyenne que 38,7 % des voix. Deux femmes sont élues dès le premier
tour : Mme Masset (1 866 voix, 65,3 %)
et Mlle Dubois (1570, 55 %). Mme Lemercier, elle aussi candidate, ne
recueille que 851 voix. En raison des consignes de vote de la droite,
les voix se sont ensuite éparpillées sur plus de 200 noms. Mais certaines,
en raison de leur profession ou de leur position sociale, sortent du
lot, avec plusieurs centaines de suffrages : Mme Perreaux, animatrice
d’œuvres sociales, Mme Le Pelletier, dont le mari est l’un des plus
importants manufacturiers de la ville et le responsable du PSF local,
Mme Voisin, sage-femme.
Le second tour est une confirmation du premier. Deux listes sont
en présence cette fois, pour les quatre sièges restant à pourvoir. La
liste d’action sociale réitère sa profession de foi et en appelle à
« la tradition républicaine et sociale de Louviers » pour
éviter le « triomphe de candidates hostiles à la République. A
droite, même si Mme Voisin fait savoir qu’elle n’est pas candidate,
le groupe d’entente pour les œuvres sociales de Louviers diffuse une
nouvelle circulaire appelant à voter pour les quatre noms arrivés en
tête : Mmes Lemercier, Perreaux, Voisin et Le Pelletier. La participation
est cette fois sensiblement supérieure : 66,6 % des inscrits ;
80 % chez les femmes, 56 % chez les hommes qui, s’ils se sont davantage
mobilisés, ont été encore nombreux à bouder les urnes. Le résultat est
sans appel : les 4 candidates de droite sont élues avec plus de
55 % des voix en moyenne (et même 59 % pour la mieux élue, Mme Perreaux),
la liste d’action sociale n’en recueille que 38 %. La Dépêche de
Louviers ne peut que regretter à nouveau l’indifférence manifestée
par les hommes de gauche et les manœuvres de la droite locale. Et de
dénoncer « les Croix de Feu de Louviers » qui sont allés de porte
en porte, les domestiques d’un industriel local mobilisés pour distribuer
dans le quartier Saint-Germain bulletins de vote et bons de viande,
les dames du patronat qui, le
jour même du scrutin, ont organisé un arbre de Noël, où pour la première
fois étaient conviés tous les enfants du textile. Mais le journal met
aussi en cause le désengagement de la municipalité (et donc, même s’il
n’est pas nommé, du maire lui-même), dont le mot d’ordre « pas
de politique ! » a fait faillite. La presse de droite, en
revanche, se félicite de la défaite de « la liste républicaine
antifasciste patronnée par le député-maire de Louviers » .

Les conseillères sont officiellement installées le samedi 13
février 1937, au cours d’une séance solennelle que vient présider Mme
Brunschvicg, sous-secrétaire d’Etat à l’Education nationale (elle est
l’une des trois femmes nommées au gouvernement par Léon Blum). C’est
l’occasion pour Mendès France de préciser le rôle qu’il veut leur confier
. Contrairement
à ce qui se fait ailleurs, il n’entend pas limiter les questions qui
leur seront soumises. Elles entreront dans toutes les commissions, y
compris la commission des finances, où elles auront voix délibérative
comme leurs collègues masculins. Un siège leur sera également réservé
au sein des commissions extra-municipales (commission administrative
de l’hospice, commission de chômage) et du conseil des directeurs de
la Caisse d’Epargne. Enfin, elles participeront à toutes les séances
publiques du conseil municipal et pourront y prendre la parole, mais
la loi ne permet de leur y donner que voix consultative . Il
souhaite toutefois, a-t-il écrit à Mme Brunschvicg le 14 décembre, qu’elles
votent aux séances du conseil « dans tous les cas où leurs votes
à main levée sont possibles » . Programme
ambitieux, mais qui se heurtera au poids des mentalités et aux réticences
des propres amis du maire. Même s’il considère les femmes comme des
citoyennes à part entière et souhaite qu’elles puissent jouir de la
plénitude des droits politiques, Mendès France conserve en même temps
une vision traditionnelle de leur rôle. Dans cette même lettre à Mme
Brunschvicg, où il affirme son intention « d’aller très loin »,
il écrit : « Elles participent à toutes les questions dont
s’occupent les conseillers municipaux, étant entendu qu’en fait c’est
surtout dans l’ordre social que leur activité doit se déployer :
inspection des écoles maternelles, distribution de lait dans les écoles ;
etc. ». Nombre de féministes, il est vrai, partageaient ce point
de vue. Mme Brunschvicg elle-même, lors de la conférence qu’elle prononce
dans la soirée à Louviers sur le rôle des femmes dans la vie publique,
fait sienne la conception classique d’une nature féminine vouée à des
tâches spécifiques : « La femme ne peut prétendre à occuper
toutes les places, à jouer tous les rôles dévolus aux hommes, mais par
sa nature elle est plus prédisposée à en tenir quelques-uns mieux que
les hommes, qui seraient très heureux de s’en décharger sur elle »
.
La mise en œuvre des projets du maire, d’ailleurs, ne va pas
sans difficultés. Dès le 20 avril, il doit avertir Mme Lemercier qu’elle
ne pourra siéger au conseil de direction de la Caisse d’Epargne :
« Le Conseil des directeurs n’a pas semblé partager mon avis, un
grand nombre des directeurs ont craint de mécontenter les directeurs-adjoints,
en donnant un siège au Conseil à une personne n’ayant pas été préalablement
directeur-adjoint » . Quant
à la possibilité pour les femmes de voter dans certains cas en séance,
il dut y renoncer, en raison, sans doute, de l’irrégularité de la procédure,
mais aussi de l’hostilité des conseillers les plus radicaux. Le seul
vote qu’elles purent émettre, le 2 juillet 1937, soulève en effet immédiatement
des protestations. Ce soir-là figure à l’ordre du jour le projet de
donner le nom de Roger Salengro à une
rue de la ville, projet qui suscite l’opposition des femmes présentes.
Mme Lemercier provoque la colère de certains conseillers en parlant
du « lourd soupçon » qui pèse sur ce nom. Et si la proposition,
soumise au vote de l’assemblée, est adoptée, les femmes votent contre
ou s’abstiennent. L’un des conseillers intervient alors pour demander
si elles ont bien le droit de voter. Mendès France élude la question
en répondant que le problème sera étudié par la suite , mais
désormais les conseillères ne participeront plus à aucun vote.
Dans ces conditions, face au double obstacle des dispositions
légales et des divergences politiques avec l’équipe en place, quel rôle
les conseillères adjointes ont-elles effectivement joué ? N’ont-elles
été que des figurantes ou ont-elles pu exercer une réelle influence
et infléchir les décisions ? Elles siègent, nous l’avons dit, dans
toutes les commissions . De
même, on fait appel à leur concours chaque fois qu’est créée une commission
spéciale chargée d’étudier un problème particulier, élaboration du statut
et d’une échelle de traitements pour les employés municipaux ou renforcement
des dispositions prévues par le règlement sanitaire. Malheureusement,
aucun document ne subsiste sur leurs interventions au sein de toutes
ces commissions (où elles avaient, rappelons-le, voix délibérative)
et la part qu’elle y ont prise à l’élaboration des projets. Nous ne
disposons que des registres des délibérations du conseil municipal et
des comptes rendus qu’en donne la presse locale, pour apprécier l’action
qu’elles ont pu exercer durant les 4 années de leur mandat (de février
1937 jusqu’à la dissolution du conseil par Vichy en avril 1941).
Elles
se montrent dans l’ensemble très ponctuelles au cours des deux premières
années, mais par la suite on peut distinguer, comme chez les hommes,
les conseillères assidues, comme Mme Lemercier et Mlle Dubois, pratiquement
présentes à tous les conseils, et les absentéistes (en 1939, Mme Masset n’assiste qu’à une séance sur 7, Mme Voisin, qui, il
est vrai, n’avait pas fait acte de candidature, à aucune). Elles jouissent
au conseil d’une totale liberté de parole, d’autant plus que Mendès
France fait toujours preuve à leur égard d’une écoute bienveillante
et d’une grande courtoisie, même lorsque la discussion s’engage sur
un terrain plus politique et prête à polémique. C’est le cas, on l’a
vu, en juillet 1937, lorsque Mme Lemercier fait écho aux calomnies de
la presse d’extrême-droite sur R. Salengro,
ou en juin 1939, lors d’une vive discussion suscitée par la projection
à Louviers du film de Renoir La Marseillaise : devant les
protestations des conseillères, trouvant fâcheux qu’on puisse blesser
certaines convictions, le maire assure simplement ne pas comprendre
comment quelqu’un a pu être blessé par ce film. Il n’est pas de séance
où elles ne prennent, et à de fréquentes reprises, la parole, pour exprimer
un désaccord ou pour formuler avis et propositions. On voit même en
mai 1938 Mme Lemercier faire une longue communication sur la situation
financière de l’Union sportive lovérienne : sa demande de subvention est précédée d’un
exposé sur la place insuffisante du sport à l’école et la nécessité
d’encourager les sociétés locales. Dans leurs interventions, elles apparaissent
particulièrement soucieuses de l’emploi des deniers publics et bien
plus attentives que les hommes aux détails pratiques de la vie quotidienne.
Quand elles ne déplorent pas le montant de certains travaux d’aménagement
de la ville ou l’augmentation de la taxe sur les locaux industriels
et commerciaux, elles s’inquiètent des heures d’enlèvement des ordures
ménagères, de l’absence d’un garde-fou à un lavoir, de la propreté d’une
cour d’immeuble, de la signalisation.
Leurs propositions furent-elles prises en compte et suivies d’effet ?
Elles n’ont pu, certes, modifier les grandes orientations de la politique
municipale, d’autant plus que, même si elles n’ont pas d’étiquette partisane,
elles appartiennent à la droite classique et représentent l’opposition
aux yeux de la majorité radicale du conseil. A Mme Lemercier qui, devant
le montant de travaux d’aménagement, trouve qu’on donne l’impression
que « la ville roule sur l’or », le maire oppose une « explication
péremptoire » . Lorsqu’en
janvier 1939 elle regrette un emprunt, pour des travaux de voirie, qui
dépasse le tiers du budget de la ville, alors qu’il faudrait réaliser
des économies et envisager des travaux de défense passive, on lui répond
que l’emprunt a été voté et que la ville a fait tout ce qui lui incombait
pour la défense passive. Mais, pour autant, nombre de leurs suggestions
sont retenues. A la demande de Mme Perreaux, on veille à ce que le service
d’enlèvement des ordures ne passe pas dans certaines rues avant 7 heures.
Mme Lemercier ayant suggéré l’organisation d’un service d’hygiène scolaire,
le maire lui demande de faire des propositions qu’il est prêt à examiner,
et quelques mois plus tard, il précise en séance qu’elle a fourni sur
cette question un rapport dont la municipalité a retenu les principales
propositions . De
même, le conseil approuve Mme Perreaux
lorsqu’elle signale l’état désastreux de la garderie Saint-Jean
et demande de créer une école maternelle ou de transférer la garderie
ailleurs .
Il est même arrivé qu’elles amènent le conseil à modifier un
projet. En mai 1937, il est proposé d’offrir un voyage à Paris pour
l’Exposition internationale aux enfants ayant obtenu le certificat d’études
et les plus radicaux des conseillers, Paul Quemin
en particulier, entendent réserver cette récompense aux élèves des écoles
publiques. Devant les protestations véhémentes des conseillères, qui
s’insurgent contre ce sectarisme, le conseil, à une courte majorité,
décide d’offrir le voyage à tous les lauréats des écoles publiques et
privées . Il
est permis de penser que ce sont elles qui ont su convaincre certains
de leurs collègues. Bref, le rôle qu’elles ont joué est sans doute moindre
que ce que souhaitaient les féministes radicales, attachées à une stricte
égalité des droits, mais plus important que celui de bien des conseillers
municipaux, hier comme aujourd’hui, souvent sans prise réelle sur les
décisions et réduits en séance à une muette approbation.
Les avatars du droit de vote pour les femmes durant ces années
d’entre-deux-guerres et les expériences que nous venons d’évoquer nous
livrent plusieurs enseignements. D’abord la difficulté en France à opérer
les réformes nécessaires. A Raymond Aron qui lui disait un jour :
« La France ne fait pas de réformes, elle ne fait que des révolutions »,
le général de Gaulle, corrigeant la formule, avait répondu : « La
France ne fait de réformes que dans la foulée des révolutions ».
S’agissant du suffrage universel -1848, 1944- reconnaissons la pertinence
du propos. Ensuite, si moderne qu’il se veuille, un réformateur doit
composer avec les pesanteurs de son époque et lui-même n’est pas à l’abri
des idées reçues. Pierre Mendès France a voulu donner aux femmes toute
leur place dans la vie publique. Il n’en pensait pas moins que leur
activité devait se déployer avant tout dans le secteur social et, lorsqu’il
lui fut possible, après la Libération, d’inclure des femmes dans ses
listes municipales, elles n’eurent droit qu’à une maigre portion :
3 places sur 27 en 1945 et 1947, 2 seulement en 1953. Enfin, l’expérience
des conseillères adjointes, simple palliatif à une revendication légitime,
vient rappeler, s’il en était besoin, que, dans la conquête de leurs
droits, les femmes devront toujours manifester volonté, ardeur, vigilance.