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Les Normands en Italie du Sud.
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LES NORMANDS EN ITALIE DU SUD 

Conférence de Monsieur  Claude BLANLUET
Présentée le 3 décembre 2005 dans la Salle Pierre Mendès France de l'Hôtel de Ville de Louviers

             

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est une fabuleuse histoire que celle des Normands d’Italie. Une histoire qui mérite d’être mieux connue.

Guillaume le Conquérant - Tapisserie de la reine Mathilde- Bayeux

 Le grand public français connaît bien l’épopée de Guillaume le Conquérant devenu roi d’Angleterre après sa victoire sur HAROLD à HASTING, popularisée par les livres d’histoire, les libellus du monastère de Fécamp et la tapisserie de BAYEUX, mais l’aventure des chevaliers normands  dans l’Italie du Sud et en Sicile suscite toujours autant d’étonnement et de curiosité. Le mythe normand, cultivé avec le Romantisme, réhabilitant  et glorifiant l’image du BARBARE contribue d’ailleurs à une certaine confusion qui assimile les Normands de l’époque ducale aux Vikings scandinaves des IXe et Xe siècles.


Ces Normands du XIe siècle ne sont plus des barbares bredouillant un norrois (langue primitive scandinave encore parlée en ISLANDE) incompréhensible, mais des chevaliers chrétiens parlant une langue romane d’OÏL (le franco-normand-picard) et ayant parfaitement assimilé les techniques militaires des Francs (les manoeuvres de cavalerie lourde en particulier ) et le système féodal ... De marins , ils sont devenus terriens (d’où l’expression « byzantine » : « être (mauvais ) marin comme un normand »...ce qui n’est pas le moindre paradoxe pour ces arrières petits-fils de pirates !

Hauteville-la-Guichard, Canton de St-Sauveur-Lendelin (Manche)

Cette conquête normande de l’Italie méridionale est aussi originale car elle n’est pas une entreprise d’état menée par un prince de lignage illustre et une armée organisée, mais le résultat d’incessants « coups de main »entrepris par des chevaliers pauvres à la recherche de moyens de survie. Quelques familles se distinguent plus particulièrement et notamment les lignages des HAUTEVILLE, originaires d’un obscur fief de Basse Normandie entre COUTANCES et Saint .

Quoi de plus exemplaires en effet que ces aventures héroïques des fils innombrables d’un pauvre baron, chassés du foyer familial par la misère et trouvant dans la conquête une juste et divine récompense de leur foi, de leurs vertus et de leur courage ...

Cette image idyllique, véhiculée par la mythologie populaire et l’église, vaut cependant quelques ajustements avec la réalité et nous inscrirons l’épopée des HAUTEVILLE dans une aventure collective des normands du duché en Italie, dans un entrecroisement de causes et d’effets dont ils ont été aussi bien catalyseurs qu’acteurs.

 

 

I ) Des Normands de NEUSTRIE en Italie méridionale

 


1) PRELIMINAIRES

 

1.1 Pourquoi les Normands sont-ils venus en Italie et d’où venaient-ils ?

 

-          La mobilité médiévale :

 

Pierre BOUET dans « les Normands en Méditerranée » nous rappelle que le monde médiéval n’est nullement un monde de sédentaires. Tout le monde, à l’intérieur du duché comme à l’extérieur des frontières n’hésite pas à entreprendre des voyages longs et difficiles. Les princes, les évêques inspectant leur patrimoine et leur diocèse, les marchands, sans oublier les innombrables pèlerins aventuriers, vagabonds, brigands ou loueurs temporaires de bras ou de savoir faire. La conscience du temps (il n’appartient qu’à Dieu) est de toute façon fort éloignée de celle qui prévaut dans notre société industrielle productiviste.

Il faut aussi relever les allées et venues incessantes des moines de l’abbaye de St Evroult, dans l’Orne, dont l’abbé Robert de Grandmesnil confiera la restauration de plusieurs abbayes de Calabre à Robert Guiscard.

 

 -     Les pèlerinages :

Dès le 9ème siècle, les sanctuaires du MONT SAINT MICHEL et du MONTE GARGANO en APULIE ont été dédiés tous deux à l’ARCHANGE SAINT MICHEL, chef de la brigade céleste et qu’on invoque pour se protéger du brigandage, et se sont trouvés associés dans une relation privilégiée . En l’an 1000, un va et vient de pèlerins unit les deux hauts lieux et dans les deux sens .La grotte du MONT GARGAN constitue l’étape obligée des normands avant ou après la visite des lieux saints de JERUSALEM sur un chemin jalonné par Salerne, Rome et Reims . En outre, depuis que le duché, libéré de ses attaches scandinaves s’est tourné vers l’occident, les chevaliers normands sont régulièrement sollicités pour défendre les terres chrétiennes contre les « infidèles ».

le Mont Saint Michel

 

 -          Le droit d’exil.

Pratique relevant du droit scandinave, le droit d’exil permet au DUC, en cas de crise politique, de complot, de violation de la règle ou d’opposition à son autorité, de condamner à l’exil le « contrevenant » et de confisquer ses biens.

C’est cette mésaventure qui arrive dans les années 1020 à OSMOND DRANGOT, d’assez haut lignage ( les QUADRELLIS d’AVESNES en BRAY), banni par RICHARD II pour s’être fait justice lui-même en assassinant le séducteur de sa fille. RICHARD exile d’ailleurs l’assassin mais aussi son frère (l’inquiétant RAINOLF DRANGOT qui deviendra prince d’AVERSA) et ses amis dont un certain RAOUL TODINIUS ou de TOËNI qui n’est autre que notre turbulent voisin RAOUL 1er de TOSNY .

 

-          Le « mercenariat ».

Au XIe siècle, les armées ne sont ni nationales ni permanentes, l’appel au marché des mercenaires garantit à le fois contre une collusion possible entre mécontents et conscrits et une « volatilité » des armées. En outre, dans l’éventail des spécialités offertes, ces Normands qui maîtrisent l’usage de la cavalerie lourde, sont extrêmement recherchés comme techniciens d’une forme nouvelle du combat . Vendre ses bras dans ces conditions pouvait ainsi se révéler extrêmement lucratif ...

 

 

-          La surpopulation du duché ou le manque de terre.

L’introduction du droit d’aînesse dans la transmission des terres a privé de fiefs de nombreux cadets de la petite noblesse normande. Néanmoins, des terres inexploitées sont encore disponibles dans le sud du bocage et en Basse Normandie. En vérité, la situation de l’Italie méridionale apporte la possibilité d’une fortune autrement rapide et c’est l’attrait de ce nouvel eldorado qui semble le plus déterminant.

Comme l’écrit Lucien MUSSET « le facteur décisif du flux d’émigration normande est la découverte sur place que l’Italie du sud était une terre riche et mal défendue où des fortunes rapides étaient à portée de main.. » pour qui saurait saisir l’occasion et où la possibilité était offerte à de simples chevaliers d’accéder au faite des honneurs.

 

 

1.2 D’où viennent-ils , combien sont-ils ?

 

Le flux des émigrants normands est évalué à quelques centaines de personnes par an entre les années 1020 et 1120. Le total oscille donc entre 30 000 et 40 000 immigrants directs. Pour certains d'entre eux, ils appartiennent à la haute aristocratie du duché (citons les De TOSNY, CRESPIN, GRANDMESNIL, WERLESSE) mais ils sont essentiellement issus de la petite noblesse. Des roturiers, des serviteurs etc. .. les accompagnent, ainsi que des non normands, bretons, français, identifiables à leurs patronymes. Au fur et à mesure de leur implantation, ils assimilent même dans une « gens normanorum » des lombards, grecs, sarrasins qu’ils instruisent de leurs usages et de leur langue.

 Pour les Normands du duché, Léon Robert MENAGER a étudié sur 275 familles de souche normande, celles ayant fourni un ou plusieurs personnages à l’Italie méridionale. Il aboutit, en pourcentage du total à la répartition suivante :

originaires de Basse-Normandie : 65%, dont :
            Manche           : 27 %
            Calvados         : 24 %
            Orne                : 14 %
originaires de Haute-Normandie : 34 %, dont :
            Seine Maritime : 18 %
            Eure                 : 16 %

Peut-on conclure que l’ouest du duché aurait davantage conservé l’esprit d’aventure des Vikings, ou que la prospérité des terroirs de Haute Normandie aurait rendu moins attrayante l’expatriation ?

 

            Quant à la répartition sur le terrain, elle s’effectue d’abord sur 12 comtés essaimant, suivant un maillage féodal, en d’innombrables fiefs et seigneuries qui quadrillent bientôt l’Apulie d’abord, la Calabre et la Basilicate plus tard, de multiples châteaux .

De ce pouvoir morcelé émergent bientôt après celles des Quadrellis, les figures fédératrices des Hauteville qui donneront à la conquête la figure d’un Etat, notamment lorsque la Sicile sera intégrée à l’ensemble.

           

            1.3 Les raisons du succès.

 

L'Europe et le monde méditerranéen vers l'an 1000.

La situation de l’Italie méridionale en l’an 1000.

                        A la frontière de trois ensembles qui se neutralisent, la chrétienté latine, le monde byzantin et le monde musulman, eux-mêmes déchirés par des conflits internes, l’Italie du sud constitue un espace hétéroclite et divisé.

 

            1) au Nord : les principautés lombardes ou latines.

            Ces Lombards du sud sont les seuls à avoir refusé de se soumettre en 774 à Charlemagne et sont restés extérieurs à l’empire germanique. Secoués par des rivalités ou des conflits dynastiques, ces principautés de BENEVENT, CAPOUE, SALERNE, auxquelles il faut ajouter le royaume de NAPLES, sont pratiquement indépendantes mais en butte aux tentatives de reconquête de l’empire byzantin.

 

2) L’empire grec byzantin domine les POUILLES ou APULIE administrées par un KATEPAN (stratège militaire) et la majeure partie de la CALABRE, la SICILE orientale ayant été abandonnée aux Arabes au Xe siècle.

L’épine dorsale de ces deux thèmes (gouvernorats) auxquels il faut adjoindre la BASILICATE ou OTRANTE est constituée par la puissante flotte impériale de BARI et une armée de mercenaires dont les normands forment un des « fers de lance ».

 

3) Les Musulmans occupent pour leur part la SICILE et plusieurs bases terrestres (AGROPOLI, le GARIGLIANO) en CAMPANIE. Les émirs locaux, rattachés au califat de KAIROUAN revendiquent une autonomie croissante.

En outre, ces ensembles politiques sont hétérogènes sur le plan de la culture, de la langue et des ethnies. L’élément LOMBARD est dominant au Nord des POUILLES. Les Grecs sont majoritaires en CALABRE, plus faiblement en APULIE du sud et minoritaires en BASILICATE. Ils sont aussi très présents en Sicile orientale, sous domination arabe, où des communautés chrétiennes arabophones subsistent également.

Seul point commun entre toutes ces entités : leur vulnérabilité et leur médiocrité militaire, en l’absence d’armée permanente, compensée par un appel excessif aux mercenaires.

            Ainsi que le commente Jean-Louis MARTIN : « ce monde divisé offre d’exceptionnelles possibilités de manoeuvre pour qui saurait en exploiter les faiblesses ».

L’inventaire des forces en présence ne serait pas complet si l’EGLISE n’était pas évoquée, puissance à la fois spirituelle et temporelle, dénominateur commun de l’occident par la religion et la langue des clercs, le latin, mais en conflit territorial et politique avec l’empire germanique.

D’abord hostile aux Normands (le pape prendra la tête d’une coalition pour les anéantir avant de tomber entre leurs mains à CIVITATE) elle s’associera ensuite avec eux contre l’empire byzantin puis l’empire germanique et soutiendra leur reconquête de la SICILE sur les Arabes.

Enfin, il faut relever les ambitions régionales de l’empire romain germanique, héritier du partage carolingien (la lotharingie), dont les ambitions en Italie du sud demeurent (il aura le dernier mot sur les Normands d’ailleurs).

 

-          La supériorité militaire :

 

Les Normands ont parfaitement assimilé les techniques de combat de la cavalerie lourde, empruntées aux Francs : charges en rang serré et par vagues, choc frontal contre les armées constituées de fantassins. La cavalerie devient l’arme majeure du combat alors que chez leurs adversaires (comme autrefois chez les Romains), elle est constituée d'auxiliaires qui mènent en « voltigeurs » un combat de harcèlement et rompent après avoir tiré leurs flèches ou leurs javelots.

Ajoutons que cette technique de la cavalerie lourde, nouvelle forme de l’art militaire, qui exige synchronisation et discipline de manoeuvre apparaît comme tout à fait inédite en Orient et irrésistible au moins dans les premières

années.

Les armes sont elles-mêmes adaptées : longue lance de 3 m munie de la « faucre[1] », lourde épée de 95 cm empruntée aux Vikings, pour sabrer de taille, casque à nasal, boucliers en amande de cuir sur armature de bois, haubert et cotes de maille et surtout selle encastrante (la selle normande à arçon[2] et troussequin) et étriers, hérités des Balouches et des Perses et qui permettent au cavalier, chargeant la lance serrée sous l’aisselle de rester stable et de ne pas être désarçonné par le choc.

           

Mesnil Jourdain (Eure) - Motte féodale du Manoir d'Hellenvilliers.

Enfin dans le domaine de l’architecture militaire, les Normands ont imposé un nouveau système de défense : le donjon sur motte (« Ils transformèrent les villages en châteaux forts » écrit Geoffroy MALATTERA). D’abord grossière construction de bois perchée en haut d’une butte entourée d’une palissade, il devient, au moment de l’organisation des comtés de l’Etat Normand, une tour haute à plan carré, sans système saillant, à couronnement de créneaux à l’aplomb des murs. Le château normand, à l’inverse du château lombard est construit en marge de la cité, souvent à cheval sur le mur d’enceinte. Ce dispositif permet aussi bien  de protéger sa conquête de l’extérieur que de dominer le pays conquis avec une garnison restreinte. Elle facilite en outre la perception des droits feudataires (l’octroi...) .

San Vito dei Normanni

Bien que la tour soit très présente dans les paysages d’Italie méridionale (voir BISOCIA, CERVINOZA), on ne relève aucun exemple d’architecture normande pure car les occupants ultérieurs (Souabes,  Aragonais) ont plaqué leurs propres ouvrages sur ceux des Normands : les tours rondes de SAN MARCO ARGENTANO, SCRIBLA, MALVITO sont rapportées . La tour carrée de BOHEMOND d’HAUTEVILLE est noyée à SAN VITO DEI NORMANNI dans un ensemble du XVe siècle, PATERNO, la CASTRUM LAPIDUM de CAPOUE ont été remaniées.Quant à l’origine normande du CASTEL DEL ORO (construit sous Guillaume 1er), elle disparaît sous les aménagements effectués par les Souabes et les Angevins.

 

Les qualités propres aux Normands .

            Le combat à cheval, tel que décrit ci-dessus, exige une force physique peu commune pour un cavalier, arc-bouté sur ses étriers et dont la musculature supporte tout l’impact du choc sur les adversaires.

De fait les commentateurs de l’époque ne cessent de s’étonner des exploits physiques de ces « maudits » normands : ceux de Guillaume de Hauteville embrochant devant SYRACUSE le chef des Sarrasins « comme un poulet » (on le baptise désormais Guillaume bras de fer), de Hugues Tuboeuf abattant à la bataille de Venosa un cheval d’un seul coup de poing.

On pourrait multiplier les exemples : description flatteuse du physique de Robert Guiscard par Anne COMMENE dans l’ALEXIADE, allusion à la haute taille du comte ROGER, tous propos qui pourraient conduire à la dangereuse glorification d’un aryen blond aux yeux bleus !

Si cette apologie de la force trouve effectivement ses sources dans la vigueur de ces hommes du Nord contrastant avec le gabarit des Méditerranéens et orientaux, il faut cependant noter qu’ils constituent une sorte de sélection par l’âge, le métier (celui des armes), et l’entraînement précoce des chevaliers (dès 16 ans) aux arts martiaux et au maniement des armes (l’empire byzantin aurait-il inventé une immigration par quotas ?). En outre, cette aptitude à l’exercice de la violence guerrière semble heureusement complétée chez nos Normands, par une finesse manoeuvrière, un art de la diplomatie et du verbe qui vaudra à Robert le qualificatif de Guiscard (le rusé) mais qui semble pouvoir être assez facilement généralisé : les commentateurs, favorables ou hostiles, évoquent tous cette personnalité à double face (l’esprit vif et la nature féroce, comme l’écrit ROMUAL de SALERNE).

 

 

2) LA CONQUETE

 

1°) Le temps des aventuriers.

L’idée de recruter des mercenaires normands dans les principautés  du sud de l’Italie remonterait à 1016. On rapporte en effet que 40 chevaliers normands de Neustrie au retour d’un pèlerinage en terre sainte arrivent en vue de SALERNE à cette époque et découvrent que la ville est assiégée par les Arabes qui attendent avec un flegme très oriental que le temps, la faim et la soif réduisent les défenses de la cité. Nos Normands, tournant les adversaires, se lancent aussitôt à l’assaut et, malgré la disproportion des forces, font décrocher l’armée arabe, stupéfaite de cette résistance imprévisible. Ce fait d’arme leur vaudra une solide réputation dans toute la région.

Toutefois, le premier établissement territorial des Normands n’est effectif qu’en 1020. La bourgeoisie lombarde de BARI se soulève alors contre le Katepan byzantin. MELES, chef de la conspiration,  s'abouche avec une bande de bannis normands en pèlerinage (Raoul de TOSNY et les frères QUADRELLIS). La révolte échoue mais les Normands restent. Ils vont se louer au petit bonheur la chance aux princes lombards (de SALERNE, de CAPOUE), au duc de NAPLES et même aux abbés du Mont Cassin. REINOLF DRENGOT (un Quadrellis) obtient du duc de Naples le comté d’AVERSA  pour l’avoir aidé contre le prince de CAPOUE (Pandolf, le loup des Abruzzes). Il épouse par la même occasion la soeur du duc, inaugurant une « promotion matrimoniale » dont les Normands vont se

Abside de la cathédrale d'Aversa.

montrer particulièrement friands mais qui causera finalement leur perte ... Reinolf, un opportuniste qui se range toujours du côté du plus fort, n’en collaborera pas moins  par la suite avec Pandolf, et, lorsque le sort des armes abandonnera le prince de CAPOUE, c’est le prince de SALERNE, ennemi du précédent, qui l’accueillera à bras ouverts. Ces volte faces lui permettent de rester jusqu’à sa mort à la tête du comté d’AVERSA (1045), cadeau un peu empoisonné, peu fertile, desséché et exposé à la cupidité des  princes de CAPOUE. Toutefois pour la mise en valeur de ces territoires, il fait un appel massif aux normands, chevaliers faméliques, cadets de familles et aventuriers aux dents longues en menant d’ailleurs en Normandie de véritables campagnes de recrutement . Ainsi sera fondée une puissance qui par un système de récompenses et de fiefs s’étendra à SORRENTE, AMALFI, TRAETTO, GAËTE, PONTECORVO.

 

2°) Les fils de MURIEL

 

C’est alors qu’arrivent les premiers HAUTEVILLE, fils de MURIEL, première épouse de TANCREDE .

TANCREDE ... Il était une fois un pauvre baron, titulaire d’un fief obscur du Cotentin, Hauteville, et qui avait connu son heure de gloire en sauvant le duc Richard de la fureur d’un sanglier blessé . Richard puis Robert le magnifique étaient morts alors que le jeune Guillaume le bâtard se débattait dans un conflit dynastique implacable et Tancrède se demandait comment faire vivre  sa gigantesque famille (12 fils et plus encore de filles issus de deux épouses , MURIEL et FRESSEGARDE ) .

Les fils aînés GUILLAUME, puis DREUX viennent alors gonfler le flot de ces chevaliers pauvres , fascinés par les richesses de l’Orient, d’abord mercenaires de BYZANCE au service du général MANIAKES, ils participent à une reconquête manquée de la Sicile (1038-1040) avant de se disputer avec lui pour le partage du butin .

Une nouvelle révolte éclate en Pouilles (1040), les Normands s’y précipitent et s’établissent à MELFI, dont ils mettent à sac toute la région. L’armée impériale byzantine réagit et se fait battre à plate couture à VENOSA (1043). Cette victoire permet une première organisation territoriale en 12 comtés. Les Normands occupent une bande de 100 kms entre Lombards et Grecs, avec deux accès à la mer à SIPONTO et TRANI. Guillaume bras de fer reçoit ASCOLI, DREUX, VENOSA, MELFI reste indivise. Les envahisseurs font appel alors à de nouveaux migrants pour tenir le pays et ONFROI, un troisième Hauteville arrive ...

Deux partis normands se disputent alors l’influence sur l’Italie du Sud, RAINOLF d’Aversa en Campanie et Guillaume bras de fer dans les Pouilles . La mort de l’un et de l’autre créent une situation nouvelle . La succession du Comte d’Aversa s’enlise dans les intrigues, celle de Guillaume est vite réglée : Les barons normands proclament DREUX  duc d’APULIE et de CALABRE . ONFROI auquel est confiée la place d’AVELLO, élargit le territoire vers le sud (OTRANTE), le Nord de la BASILICATE et de la CALABRE . C’est alors qu’arrive ROBERT (1045) et que commence vraiment avec lui, l’histoire de l’Etat Normand.

 

3°) Les fils de FRESSEGARDE

- Arrivée de Robert.

Un jour de l’année 1041, on voit arriver sous les murs d’ASCOLI une bande loqueteuse de pèlerins, armés de bourdons[3] et couverts de mantelets[4]. Leur chef se fait connaître, c’est ROBERT d’HAUTEVILLE, premier fils de FRESSEGARDE, seconde épouse de TANCREDE. Né vers 1015, il jouissait (ou souffrait) à Hauteville, d’une réputation de faible d’esprit ce qui lui avait valu de rester longtemps sur les terres normandes entre « papa- maman » !

Débarrassé de sa défroque d’emprunt, ROBERT dément rapidement les ragots : d’une grande beauté, les cheveux blonds, de taille élevée, ses yeux brillent d’intelligence mais son regard inquiète. Quant à sa voix, elle est posée et convaincante. (Anne Commène dans l’ « Alexiade »). DREUX (qui le sous estime ou le juge dangereux) le congédie.

Robert Guiscard - Musée de Hauteville-la-Guichard

Ce qui lui vaut d’entrer comme mercenaire au service du Prince de CAPOUE. Insatisfait, il revient demander des comptes à DREUX qui l’envoie alors occuper la place de SCRIBLA, dans la vallée de la CRATI, avec une poignée d’hommes. L’endroit est désolé, aride, dominé par les hautes falaises du mont POLLINO. Pour survivre, ROBERT pille la campagne environnante puis se réfugie dans le nid d’aigle de SAN MARCO ARGENTANO. Toute une légende s’attache alors à lui et il devient un personnage mythique dont les exploits réels ou imaginaires occupent de multiples récits. Il se marie avec AUBREE, issue d’une famille normande « installée » et fonde sa principauté (en CALABRE) se rendant maître en 1052 d’une bonne partie de la péninsule. C’est alors qu’on lui attribue le surnom de Guiscard « le rusé ». Cette expansion des normands devenue incontrôlée, inquiète vivement le pape LEON IX qui fait assassiner DREUX et, à la tête d’une coalition réunissant Lombards et Byzantins marche à la rencontre de l’armée normande. C’est la bataille de CIVITATE (17 juin 1053) véritable tournant de l’histoire. Les coalisés sont écrasés, le pape fait prisonnier.

 

Avec une maîtrise consommée de l’événement, ROBERT traite son prisonnier avec infiniment de respect ...et lui impose une réconciliation forcée. ONFROI meurt et ROBERT est reconnu comme chef en APULIE. Léon IX meurt. Nicolas II lui succède. La papauté et les Normands découvrent la convergence de leurs ambitions politiques et l’intérêt qu’ils peuvent tirer d’une alliance pragmatique, profitable pour les deux partis. Il est  vrai qu’est intervenu dans l’intervalle le grand schisme de 1054 quand le pape excommunie Michel CERULAIRE, patriarche de Constantinople, consommant la rupture entre l’église romaine d’occident et grecque d’orient. A MELFI en 1059, le pape reçoit le serment de fidélité de ROBERT (qu’il investit duc des Pouilles, de la CALABRE et de la SICILE (en anticipant une victoire sur les Arabes !..) et de Richard d’AVERSA (de la lignée de REINOLF) qu’il investit de la principauté de CAPOUE.

En échange, les Normands soutiennent le Saint Siège dans ses oeuvres réformatrices et peuvent se permettre, eux que l’on qualifiait hier de « nouveaux Sarrasins », de défier les deux grandes puissances de la Méditerranée : les Grecs et les Arabes.

 

- Arrivée de Roger.

Mais entre temps, (1057) est arrivé en Italie un second fils de FRESSEGARDE : ROGER, dont la stature vaut, à bien des égards, celle de ROBERT, qui, se souvenant de la fraîcheur de l’accueil de DREUX, le reçoit avec amitié et lui confie 60 chevaliers avec la mission d’achever la conquête de la CALABRE sous domination byzantine. La personnalité de ROGER dépeinte de façon idyllique par GEOFFROI MALATERA, vaut qu’on s’y arrête : Il était de haute taille, de grande beauté, spirituel, gai, affable, fort et brave, sage et prévoyant. Sa parole enjôleuse savait convaincre les plus réticents. Mais il était d’une ambition dévorante, prompt à la rébellion lorsque ses désirs immédiats n’étaient pas satisfaits.

Remarquable stratège, ROGER poursuit la conquête de la CALABRE qu’il achève avec la chute de REGGIO. Doté par ROBERT de la place de MILETO, ROGER ne tarde pas à considérer comme bien mince la récompense, et, dans cette CALABRE famélique à « lorgner les riches terres à blé et vignobles de Sicile qui s’aperçoivent tout près, de l’autre côté du détroit de MESSINE. En effet, le climat sicilien de l’époque, plus humide qu’aujourd’hui et les remarquables cultures irriguées développées par les Arabes autorisent une richesse et une fécondité incomparable des sols.

- La conquête de la Sicile.
           
Après un conflit sévère opposant ROBERT et ROGER (qui se résout par le partage à parité de leur souveraineté sur chaque place calabraise), nos deux compères vont se lancer dans une conquête conjointe de la SICILE dont l’écrasante victoire de CERAMI sur une armée arabe  bien supérieure en nombre marque une étape décisive (1063). Ce sera toutefois l’oeuvre principale de ROGER dont l’action sera facilitée par "Betumen" (IBN ATH THUMAH en lutte intestine contre l’émir d’AGRIGENTE) et les Grecs du Val Demone. Devant à multiples reprises rejoindre ses possessions continentales pour mater les rebellions épisodiques des barons normands et achever la conquête des Pouilles, ROBERT liquide en quelques mois la présence grecque vieille de plus de cinq siècles en Italie du sud en prenant BARI (1071) abandonnée par un empire d’Orient qui subit revers sur revers contre les Turcs sur ses frontières orientales et dont l’armée est anéantie en Arménie.
Les mains libres, il peut alors rejoindre ROGER en SICILE : PALERME tombe le 7 janvier 1072 après 5 mois de siège. Au synode de MELFI, ROBERT conserve le titre de duc de SICILE et reçoit l’administration de PALERME et MESSINE tandis que ROGER reçoit la jouissance du reste de l’île, « conquise ou à conquérir ».
Il faut relever dès maintenant les traits originaux de cette conquête :
Contrairement à la situation rencontrée en POUILLES et en CALABRE, les Normands trouvent en SICILE un pouvoir structuré, servi par un personnel de fonctionnaires compétent et discipliné.
Cathédrale Sainte-Marie de Palerme.

Ils en tirent aussitôt profit avec le plus grand pragmatisme, d’autant que leur infériorité numérique leur impose la prudence. Le modus vivendi  conclu après la prise de PALERME est exemplaire à ce sujet et démontre que la conquête n’a pas pour but d’éradiquer la présence des musulmans, contrairement aux théories des historiographes. Les musulmans conservent le droit de pratiquer leur religion et d’être librement administrés et jugés par des magistrats de leur confession et de leur choix. L’empreinte chrétienne ne se manifeste que par la conversion en églises de plusieurs mosquées (cf. Ste Marie de PALERME) et la constitution de plusieurs diocèses dans le Nord est de l’île, concessions aux intérêts de l’église de Rome qui vise au rétablissement de son autorité en Sicile : quelle différence avec l’intransigeance fanatique des croisés en terre sainte !

Après avoir fait construire deux nouvelles forteresses à PALERME afin d’asseoir la présence normande, ROBERT est de retour à MELFI à l’automne 1072. Il semble alors au fait de sa puissance et sur le point d’atteindre les deux objectifs stratégiques qu’il s’est fixés : fédérer sous sa tutelle toutes les possessions normandes d’Italie et acquérir une légitimité internationale en devenant le bras séculier de l’église (un rôle que l’empire franc démembré n’est plus capable de tenir). Pourtant il doit encore réduire l’hydre d’une rébellion  renaissante des barons normands, rétablir son autorité dans les Pouilles, affronter le nouveau pape Grégoire VII qui le chasse de la communauté des croyants et prend la tête d’une coalition –qui s’enlise d’ailleurs- contre lui.

Mais le péril, pour la papauté, est passé en peu de temps, du sud au nord, des Normands aux ambitions territoriales d’Henri IV, empereur d’Allemagne, engagé dans la querelle des investitures, excommunié et contraint de faire amende honorable à Canossa.

Grégoire VII est désormais condamné à l’alliance normande. A CEPRANO le 29 juin 1080, en échange d’un serment de fidélité, le pape accepte que ROBERT exerce son pouvoir même sur les terres qu’il détient abusivement  (FERMO SALERNE et AMALFI ) et le confirme dans tous ses privilèges et possessions en « considération de sa droiture » !

- De la Sicile à Byzance.
ROBERT, comblé, entrevoit alors la possibilité de se lancer dans une nouvelle aventure. Ses ambitions impériales se conjuguent en effet avec un fort ressentiment à l’égard de BYZANCE, qui a soutenu toutes les révoltes des barons normands et qui a infligé un impardonnable affront à la lignée des HAUTEVILLE, en destituant Michel VII, le prince héritier et en enfermant dans un couvent sa future épouse, HELENE, fille de Guiscard.

Alexis Comnène

Cent cinquante vaisseaux, plusieurs milliers d’hommes cinglent bientôt vers l’Illyrie alors que ALEXIS COMNENE, le nouveau « basileus » (empereur d’Orient) obtient l’alliance de l’Allemagne et de Venise qui redoutent le contrôle du canal d’OTRENTE par les Normands.

Après de sérieux revers (anéantissement de sa flotte à DURAZZO), ROBERT reprend l’avantage et marche sur la MACEDOINE. Mais la situation en Italie se dégrade : révolte en Pouilles, invasion de l’Italie par les troupes allemandes de HENRI IV qui enferme le pape dans Rome. ROBERT quitte précipitamment les opérations engagées, court au secours du pape à Rome dont les habitants ont pris le parti germanique et qui est mise à feu et à sang, ce qui vaudra durablement aux Normands une réputation d’indicible cruauté.

A l’automne 1084, ayant délivré Grégoire VII, il repart vers l’ALBA NIE  où il a laissé le commandement à BOHEMOND son fils aîné et remporte à CORFOU une victoire navale imprévue sur ses adversaires. Mais de terribles présages s’accumulent : ne voit-on pas au firmament une étoile anormalement brillante ? Des orages étonnants obscurcissent le soleil pendant des heures...ROBERT est soudain frappé d’un malaise alors qu’il se rendait à CEPHALONIE. Le 17 juillet 1085, il est mort.

Mais les signes divins ne s’arrêtent pas là : une tempête précipite son cadavre à l’eau, alors qu’on ramène son corps en Italie, on le repêche à grand peine, avant de le déposer dans la nécropole de la Sainte Trinité de VENOSA et sur sa sépulture, « exit le Guiscard », on grave cette terrible épitaphe « hic terror mundi Guiscardus »= ici gît Giscard, la terreur du monde ...

Des Normands de la première génération, des frères de HAUTEVILLE, il ne reste plus que ROGER le grand Comte.

            A la mort de ROBERT, les barons acceptent ROGER BORSA, fils de ROBERT et de SYKELGAITE, la seconde épouse, fille du duc de SALERNE, comme duc des Pouilles, de Calabre et Sicile. Mais les ennuis ne tardent pas pour ce jeune homme de 17 ans, héritier des qualités physiques des Hauteville mais malheureusement pas de leurs capacités manoeuvrières. Un premier et grave conflit l’oppose à BOHEMOND son demi-frère, fils d’AUBREE. Grâce au grand comte ROGER, il se règle au bout d’un an alors que BOHEMOND tourne ses ambitions vers ANTIOCHE. Néanmoins, le nouveau duc perd pied et les Pouilles sombrent dans l’anarchie.

             Pendant ce temps, ROGER le grand Comte poursuit avec une persévérance de fourmi la conquête de la Sicile. La prise de PALERME lui a permis de grossir ses troupes de contingents grecs et surtout d’une redoutable légion arabe. Cependant dans la moitié sud de l’île l’unité arabe s’est reconstituée sous l’autorité de BEN AVENT, émir de SYRACUSE, qui contrôle le VAL de NOTO et lance même une offensive sur la côte de CALABRE, ravageant le monastère de Roca d’Asino dont il vend les religieuses comme esclaves. L’événement suscite une émotion considérable et ROGER se trouve investi par l’église (le nouveau pape VICTORIII n’est autre que DIDIER, ex-abbé du Mont Cassin, ami de longue date des Normands ) de la fonction de chef d’une croisade destinée à prendre SYRACUSE, source de tous les maux. Le 22 mars 1085 un combat incertain oppose les flottes arabe et normande devant la ville. BEN AVENT, dans l’action, tombe à l’eau et se noie, SYRACUSE est prise, ROGER négocie ensuite la reddition d’AGRIGENTE avec son émir, qu’il traite avec égards. En 1088, BUTERA se rend ; en février 1091, NOTO, la dernière ville de Sicile tenue par les Arabes, tombe et même quelques mois plus tard, c’est le tour de MALTE ...La Sicile est normande, la conquête aura duré plus de 50 ans.


 
- Roger, prince de la paix.

Roger, le Grand Comte

           De seigneur de guerre, ROGER devient alors prince de la paix et comte de tous les Siciliens, menant avec une habileté exceptionnelle une politique très personnelle aussi bien vis à vis du duché que du Saint Siège. Instruit par les mésaventures de l’Empire d’Orient en Italie méridionale, il s’attache ses fidèles par l’argent et évite de leur attribuer des fiefs. Par ailleurs, il s’applique à ce que la Sicile constitue une symbiose entre Normands chrétiens, Grecs et Arabes, qui deviennent les plus fermes soutiens de son pouvoir et lui apportent leur concours financier et militaire. Cette situation n’est pas sans préoccuper le Saint Siège ; rappelons qu’Urbain II prêche la première croisade en 1095. Cependant, les papes ont un tel besoin de l’appui des Normands que par une bulle de 1098, le Pape confie au duc la nomination héréditaire des évêques de Sicile en le désignant comme légat permanent, compromis de circonstance entre les deux pouvoirs temporel et religieux mais en contradiction totale avec les bulles de Grégoire VII et la conclusion apportée à la querelle des investitures, qui, on s’en souvient, avait constitué la cause de la lutte ouverte entre papauté et empire germanique[5] .Les princes de Sicile useront opportunément de ce pouvoir afin d’imposer un principe d’équilibre garantissant la paix religieuse . Remarquons au passage que Roger parvient à esquiver sa participation à la première croisade, laissant aux Normands du duché (Robert Courteheuse) et à Bohémond de Tarente le soin d’occuper un rôle majeur.

           

Mileto

Enfin, sur le plan économique, ROGER favorise la mise en valeur des sols par le développement des techniques arabes des cultures irriguées . Il fortifie MESSINE qui se couvre de docks et de bassins et devient un point de ravitaillement et de transit pour les armateurs, pisans, génois, amalfitains...et même arabes.

ROGER est devenu une personnalité de premier plan. Les princes européens ne répugnent plus à marier leurs filles à ses fils, petit-fils de l’obscur TANCREDE de HAUTEVILLE, ou à rechercher son alliance.

Il meurt à MILETO, où il avait installé sa résidence, à mi-chemin d’une Sicile pacifiée et d’une Italie méridionale dont les soubresauts ne cessent de l’inquiéter. C’est le 22 juin 1101, il a 60 ans.

Le dernier fils de TANCREDE disparaît ainsi du théâtre italien mais la race n’est pas éteinte, survivant en BOHEMOND, acteur de l’épopée d’ANTIOCHE dont il sera prince de 1098 à 1108 ; elle va se perpétuer avec prédilection en la personne de ROGER II .

 

L'Italie du Sud en 1104.

A la mort de ROGER le grand Comte, (1101) les terres conquises par les Normands se trouvent partagées entre trois grands ensembles :- La principauté de CAPOUE, aux mains des descendants de RAINOLF d’AVERSA

- La SICILE et la CALABRE, héritages du Grand Comte et théoriquement vassales des Pouilles
       
- Les POUILLES, les principautés de SALERNE et de BENEVENT sous l’autorité vacillante de ROGER BORSA.

            Il faut citer par ailleurs la région des ABRUZZE, MOLINE, la principauté de BARI, les terres de BOHEMOND II d’HAUTEVILLE, fils de BOHEMOND d’ANTIOCHE, OTRANTE, BASILICATE et quelques places des Pouilles (SAN VITO di NORMANNI) dont l’autonomie relative résulte de la désagrégation du duché.

En SICILE et CALABRE, ADELAÏDE la Lombarde, seconde épouse de ROGER après le décès de JUDITH d’EVREUX, exerce la régence au nom de ses fils, SIMON d’abord, puis après le décès de celui-ci, ROGER II né en 1093 . Elle assume ses fonctions avec fermeté dans des régions qu’elle entend soustraire aux désordres des provinces voisines en transférant de MILETO en CALABRE à MESSINE la capitale de ses états.

Avec ROGER II, ressuscite la forte personnalité de ROBERT GUISCARD « son visage d’une inquiétante dureté, terrorise son entourage, sa parole puissante mais brève et impérieuse invite à une obéissance immédiate. Son ambition est sans limite. » Quant à son habileté et à sa lucidité, elles allient l’héritage de sa lignée normande à la souplesse réfléchie d’une personnalité façonnée à la fastueuse cour de SICILE.

           

Roger II

En 1127, GUILLAUME, fils de ROGER BORSA meurt sans descendance. ROGER II, dont les ambitions ont été mises à mal en Afrique entrevoit une occasion rêvée de contrôler l’APULIE. Réunissant sept vaisseaux en hâte, il aborde à SALERNE, où il proclame ses prétentions à la couronne du duché après avoir soumis les habitants de SALERNE et d’AMALFI. Mais les barons normands, pratiquement indépendants ne l’entendent pas de cette oreille et ne manifestent aucun empressement à se ranger sous la bannière d’une réincarnation de ROBERT GUISCARD.

Le pape HONORIUS, inquiet de voir s’installer un pouvoir fort au sud de ses états prend alors la tête d’une conjuration où se retrouvent tous les descendants des ennemis normands de ROBERT et tous les prétendants à la succession de GUILLAUME des POUILLES. Les tentatives de conciliation de ROGER échouent. Le pape proclame un autre candidat, ROBER de CAPOUE duc des Pouilles. La confrontation armée est inévitable. Mais ROGER « joue la montre » en laissant se désagréger l’armée ennemie au soleil et aux fièvres de la vallée de BRADANO. Sans troupes, le pape cède et accorde l’investiture à ROGER pour tous ses états (à BENEVENT août 1128).

            Nouvelle rébellion des barons. Exaspéré, ROGER rassemble une force considérable, reprend les villes passées aux mains des rebelles. Et les réunit à MELFI, symbole de l’unité normande. Les barons lui rendent hommage et fidélité. Pour sa part, il définit clairement leurs devoirs et la liste de leurs droits : interdiction de toute guerre privée, abolition de leur pouvoir judiciaire au profit exclusif de la justice ducale.

Reste à accorder ces pouvoirs à un cadre juridique adéquat, ce sera bientôt chose faite. Dans le schisme qui secoue l’église d’occident, ROGER II choisit, c’est le seul, ANACLET II contre INNOCENT II, candidat de BERNARD de CLAIRVAUX, de SUGER et soutenu par tous les rois d’occident . ANACLET II, reconnaissant, promulgue en 1130 une bulle prescrivant la dévolution à ROGER, à titre héréditaire, des couronnes de SICILE, de CALABRE, des POUILLES, l’hommage de NAPLES et le secours de BENEVENT. Pour la première fois, l’ensemble normand est réuni sous une même tête, au terme d’un siècle de luttes, de ruses, de perfidies .. ; (il a fallu 3 mois à Guillaume le conquérant !)

- Le couronnement de Palerme.

Le 25 décembre, ayant acquis le suffrage de ses pairs, ROGER II est couronné à PALERME dans une cérémonie d’une magnificence inouïe.

 Le manteau du couronnement de ROGER II : il vaut qu’on s’y arrête :

Le manteau du couronnement - détail -

Le tissu est de soie, brodé au fil d’or, serti d’émaux et de petites perles d’eau, dans la tradition arabe. Sa dominante, le vermillon (le bleu a disparu) dénote une teinture au kermès (cochenille du chêne) particulièrement résistante. Le décor représente le pouvoir du souverain (le lion emprunté à l’héritage sumérien) maîtrisant des chameaux (l’empire arabo-musulman). Une inscription en koufique (arabe ancien) fait l’apologie du roi, tandis que de multiples symboles (l’étoile à huit branches, le monde en forme de carré, l’arbre de vie reliant le ciel et la terre ) parsèment l’ouvrage qui constitue une étonnante synthèse des héritages suméro-babylonien, século-musulman, perses, byzantins et judéo-chrétiens . Tous ces symboles convergent toutefois dans une signification de l’origine sacrée du pouvoir où le souverain est l’intermédiaire du rapport divin au monde.

            Mais cette gloire tapageuse, qui semble sonner le glas des institutions féodales, n’est pas partagée et les possessions continentales du roi s’enflamment à nouveau. Les rebelles les plus tenaces , RAINOLF d’ALICE et ROBERT de CAPOUE s’ appuient sur les nostalgiques du système féodal et sur les cités, lasses des exactions de leurs garnisons normandes ou arabes et notamment BARI, vieille cité grecque irréductible ...Ils profitent également de l’appui de GENES, mais surtout de PISE, grâce aux interventions de BERNARD de CLAIRVAUX qui ne pardonne pas à ROGER son alliance avec ANACLET II , ou de LOTHAIRE, l’empereur germanique qui descend presque dans les Pouilles. Malgré quelques défaites de taille devant RAINOLF, (NOCERA en 1132, FOGGIA en 1137), ROGER II retourne constamment la situation à son avantage, en utilisant le temps mais aussi au prix d’une répression féroce, parmi d’autres TROIA, MELFI, ASCOLI sont rasées et les libertés municipales abolies.

            Coup sur coup, la mort d’ANACLET (en 1138) et de RAINOLF (en 1139) redistribuent les cartes. Le sort des armes est à nouveau favorable au roi. Il écrase l’armée papale sur le GARIGLIANO et fait même prisonnier INNOCENT II. Celui-ci, contraint et forcé (on se souvient de CIVITATE) promulgue le 27.07.1139 une bulle reconnaissant ROGER II et ses successeurs rois de SICILE, ducs des POUILLES et Princes de CAPOUE.

ROGER se déchaîne dans la répression (exhumation du cadavre de RAINOLF à TROIA, massacres à BARI... et s’offre le luxe de se réconcilier avec les cisterciens qui l’accueillent à bras ouverts. Il devient « l’indéfectible ami » de BERNARD de CLAIRVAUX et peut marier sa fille SYBILLE avec THIBAUD de CHAMPAGNE, petit-fils de GUILLAUME le CONQUERANT, frère du roi d’Angleterre.

Après avoir été excommunié, ROGER II « réintègre le creuset de la christianité, fils prodigue revenu au bercail et maintenant au fait de sa puissance » (Pierre Aubé).

 

II) De l’Apothéose au Déclin

 

 

1) L’APOTHEOSE

- L'ensemble normand réunifié, Roger fils prodigue de la chrétienté. 

L’ordre normand règne désormais sur l’Italie méridionale et la Sicile unifiées . Un ordre surprenant, sans oppression, alors que l’écho de féroces batailles est à peine éteint ...

C’est que, comme le souligne Pierre AUBE, « l’originalité de la civilisation normande, c’est le refus de faire table rase du passé...l’acharnement à adapter ....c’est la tolérance et le respect des particularismes sans lequel l’état n’a de chance de s’imposer que par la contrainte ... ». « Les latins,, les Grecs, les Juifs, les Sarrasins seront jugés selon leur lois » énonce un diplôme de franchise octroyé à CATANE.

Même si le roi se revendique hautement chrétien, il ne remet nullement en cause le principe du respect des croyances et des cultes. Dans les mosquées, on continue à commenter le Coran. Les musulmans sont traités avec une particulière bienveillance et le roi choisit parmi eux ses officiers, sa garde rapprochée, un bon nombre de ses fonctionnaires, sans oublier une redoutable légion arabe qui lui permet de combattre les troupes pontificales sans risque d’excommunication. L’existence d’un harem royal, surveillé par des eunuques musulmans, soulève l’indignation de PIERRE de BLOIS, effrayé par la liberté de moeurs de ce monarque enturbanné, ce « tyran à demi musulman », régnant sur « une terre monstrueuse peuplée d’infidèles... »

Les Grecs de Sicile conservent également leurs popes, leurs églises, leurs dogmes ; les Juifs bénéficient de la même mansuétude, continuent à lire le talmud dans leurs synagogues, alors qu’ils souffrent déjà de persécutions en Europe. Ils sont même appréciés pour s’adonner, sans risque de sanctions ecclésiastiques aux activités de prêt avec intérêt ou d’assurances. Mais cette symbiose des cultures n’est sans doute rendue possible que par l’arbitrage d’un véritable état et d’un pouvoir royal ne tenant son autorité que de dieu lui-même.

- Les Assises d'ARIANO.

            En 1140, ROGER II réunit ses vassaux près d’ARIANO et promulgue les lois qui sont restées dans l’histoire

sous le nom des Assises d’ARIANO (une même dénomination valant pour l’Assemblée et pour les actes). Ces lois bousculent sérieusement les institutions féodales, pourtant introduites en Italie méridionale par les Normands et constituent une étape très importante dans la genèse de l’Etat moderne. Pour bien le comprendre, il faut rappeler les caractères originaux de la féodalité : des pouvoirs polycentriques, fondés sur la propriété d’un fief et hiérarchisés dans une relation personnelle de dépendance, essentiellement militaire entre vassal et suzerain et où le roi, au sommet de la pyramide des vassaux est le premier entre des égaux. Le propriétaire du fief est titulaire de droits personnels féodaux (bénéfices) ou seigneuriaux qui lui permettent de jouir de son fief et d’y exercer des prérogatives qui relèvent d’une véritable appropriation privée du pouvoir politique et de la puissance publique (police, justice, fiscalité et même parfois monnaie).

            Or les Assises portent un coup rude à cet assemblage. D’abord parce qu’elles rappellent que l’exercice du pouvoir royal est d’essence divine. La représentation symbolique a d’ailleurs précédé largement l’expression législative de ce concept, d’origine romaine et byzantine. Les représentations du Christ Pantocrator (puissant sur toute chose) multipliées dans un style oriental à CEFALU (1131) et dans la chapelle palatine de Palerme (1132-1140) sont significatives de l’incarnation d’un Dieu jugeant le monde, dont le ROI JUGE qui règne ici bas est le mandataire temporel . Le couronnement de Roger par le Christ (église de MARTORANA) lève toute ambiguïté d’interprétation. Cette conception (par Dieu règne le Roi) justifie le pouvoir absolu du roi (contester le jugement du roi est interdit ; la rébellion contre le roi est une rébellion contre l’ordre divin) . Mais elle a aussi pour corollaire la nécessité d’une légitimation du roi par le sacre et donc une dépendance de l’Eglise, source de multiples conflits à venir entre pouvoirs temporels et spirituels.

Deuxième message des Assises : la loi ne s’applique plus à l’échelle réduite du seigneur. Valable pour l’ensemble du royaume, elle devient territoriale, se sépare de la personne de son fondateur et désaccouple la souveraineté et les propriétés.

Enfin, la supériorité et l’indépendance du pouvoir royal sont consacrés. Un droit pénal, étatique, exercé par des magistrats nommés par la couronne se substitue au compromis judiciaire et à la vengeance privée des sociétés barbares. Les innovations sont remarquables : ce droit pénal, qui a pour objet de préserver la paix civile, s’impose à tous, y compris aux barons, il introduit la notion de délit intentionnel (alors que, jusqu’ici n’étaient pris en compte que la matérialité et la gravité des actes) et qualifie les délits à priori.

Certes, cet inventaire est représentatif d’une société agricole (couper un arbre peut entraîner l’amputation, incendier une récolte est passible de la peine de mort, l’abandon de terre est pénalisé), catholique (l’outrage à la religion est sévèrement puni) mais aussi d’une société  machiste (l’adultère est puni par la coupure du nez de LA coupable). L’échelle des sanctions est cependant mal définie et reste encore à l’appréciation souveraine du roi.

 Sous l’autorité du roi assisté par un conseil (le Curia-regis), l’administration du royaume est confiée à des corps de fonctionnaires hiérarchisés. Au sommet deux grands services coiffés par une cour des comptes ; un service financier- l’autre concernant l’administration locale- . L’un comme l’autre tiennent des registres en grec ou en arabe et des actes où il n’est pas rare de voir coexister Allah tout puissant et le Dieu des chrétiens ou la vierge Marie ... Le tout est coiffé par un personnage, sorte de premier ministre dont on a conservé le nom arabe de vizir, émir des émirs (le plus célèbre d’entre eux sera Georges d’Antioche). On comprend aisément qu’un tel édifice juridique et administratif, reposant sur la suzeraineté exclusive du roi, n’ait pas soulevé l’enthousiasme des barons normands, tenus par ailleurs à l'obligation de fournir au souverain de façon permanente, une assistance militaire proportionnelle à l’importance du territoire leur ayant été concédé.

En outre, et non sans raison, ils interprètent la nouvelle institution comme le retour au modèle despotique et autocratique de la bureaucratie orientale et byzantine qu’ils ont éradiquée de l’Italie méridionale. Aussi les barons récalcitrants vont se soulever à plusieurs reprises, sous l’impulsion notamment de Robert de Capoue, des révoltes qui seront écrasées dans le sang avec une brutalité inouïe.

Les principes des Assises d’ARIANO vont toutefois être pérennisés pour sept siècles et même constituer la source du droit italien, tout en posant les principes fondateurs de l’Etat Nation qui n’apparaîtra que des dizaines d’années plus tard, dans l’Angleterre d’Henri II Plantagenêt ou la France de Philippe Auguste.

- Une culture métissée.

            Précurseur en matière politique et institutionnelle, le royaume normand l’est aussi dans le domaine de la culture où il annonce et prépare, non seulement les grands projets de FREDERIC II mais aussi les révolutions de la pensée, de la science et de l’art qui exploseront trois siècles plus tard lors de la « Renaissance ». En effet, le caractère pluraliste du royaume où se déploient les trois grandes cultures latine, grecque et arabe l’autorise à s’affranchir précocement de l’idéal chrétien médiéval dont le dogme domine (et anesthésie ?) les recherches scientifiques et techniques en occident. Les études et la pensée greco-latine, orientées vers l’étude des phénomènes naturels et l’universalisme ressuscitent alors, sous l’impulsion des savants arabes et grecs orientaux qui en sont restés les dépositaires

C’est ainsi que se combinent à la fois les mythes importés des épopées franques et celtes (la chanson de Roland, les chevaliers de la table ronde ) véhiculés par les troubadours, l’érudition des médecins et des philosophes antiques, avec la rigueur des mathématiciens, astronomes et cartographes, arabes, juifs, grecs et latins . L’ouvrage le plus représentatif de cette culture syncrétique et encyclopédique est bien le « livre de Roger », l’oeuvre géographique la plus importante que nous ait légué le moyen âge, rédigé à l’intention de Roger II par le cartographe arabe AL IDRISI . Mêlant cartes et monographies sur la faune, la flore, les cultures, les races et les langues, il est même complété par une cartographie géante , gravée sur un disque d’argent, figurant la terre, de 2 m de diamètre et pesant 150 Kg ! Mais il nous faut citer aussi les bibliothèques de Syracuse, Palerme, Messine où sont conservés, traduits, commentés les manuscrits d’ARISTOTE, les traités d’optique d’EUCLIDE, les oeuvres de PLUTARQUE, de géographie et de sciences naturelles de PTOLEMEE .

La faculté de médecine de SALERNE, baptisée « cité d’Hippocrate » est célèbre dans le monde entier. On y enseigne non seulement la théorie des quatre humeurs déterminantes des tempéraments (sanguin, biliaire ....) d’Hippocrate mais il s’y développe aussi une médecine presque « moderne »reposant sur la logique du diagnostic et des symptômes. Il faut citer aussi l’internationalisme scientifique de l’école de PALERME où sont enseignés zoologie, botanique, herboristerie,  homéopathie, astronomie, physique, l’école des traducteurs de NAPLES sans oublier les oeuvres poétiques en arabe et grec. Mais ceci ne donne qu’un aperçu du bouillonnement culturel que la prospérité du royaume et la curiosité intellectuelle et scientifique de ROGER II (il parle trois langues, est passionné de mathématiques, d’algèbre, d’astronomie et de géographie) suscitent et développent ... 

Cent ans à peine se sont écoulés entre l’arrivée fracassante des brutes blondes, terreurs du monde, et le règne de ce monarque « éclairé » et subtil.

 

- Eglises et cathédrales.

Les chroniqueurs de l’époque se sont interrogés sur la vraie nature du royaume normand d’Italie, souvent pour en déplorer la « bâtardise » plutôt que pour en admirer l’étonnant « métissage ». Si les conquis ont indubitablement imprimé une profonde empreinte sur les conquérants, l’inverse peut être aussi bien démontré. Outre l’imprégnation par les mythes de l’occident (Roland, Tristan et Iseut, Arthur et la table ronde) l’influence normande s’est manifestée de façon privilégiée dans l’architecture des forteresses mais surtout dans l’architecture religieuse et l’Art. Rien d’étonnant à une époque où l’art est religieux et où les prêtres architectes (cf. Robert de Grandmesnil) exercent leurs talents en Italie après l’avoir éprouvé en Poitou ou en Normandie. Sans entrer dans une comparaison qui relève de spécialistes, et compte tenu d’une technique architecturale qui, sans plans graphiques ni maquettes, reproduit des modèles types, on peut relever dans les édifices religieux de l’Italie méridionale des caractéristiques appartenant spécifiquement à la

Molfetta
Jumièges

tradition normande. On peut ainsi citer :

- La double tour de façade (CEFALU, ANGLONA, MOLFETTA), souvent combinée entre les deux tours par un décor de bâton brisé (porche d’ANGLONA) ou d’arcs entrelacés (MONREALE) ; les modèles normands sont ici JUMIEGES ou les églises de CAEN (Saint Etienne, Saint Nicolas, La Trinité).

Cefalu
Saint-Cyr-la-Campagne (Eure)

- Le porche en saillie (avec motif du bâton brisé) à ANGLONA, à la Sainte Trinité de MILETO, inspiré des églises du CALVADOS légèrement antérieures (Saint CONTEST, FONTAINE HENRY, OUISTREHAM, MOUEN , AUVILLARS).

- Le déambulatoire semi circulaire avec chapelles rayonnantes : 3 chapelles à VENOZA et ACERENZA reproduisent le dispositif de la crypte de la cathédrale de ROUEN, cinq chapelles à AVERSA, comme à Saint SAVIN sur Gartempe en Poitou.

Saint-Savin-Sur-Gartempe
Aversa

- Les absides échelonnées de MILETO, de CEFALU, qu’on retrouve à l’abbatiale de BERNAY (l’architecte est ici GUILLAUME de VULPIANO) ou à Saint EVROULT dans la Manche sur le modèle CLUNISIEN (Robert de Grandmesnil).

- Des situations figuratives sur les chapiteaux : AVERSA, VENOSA, SAN BENEDETTO de BRINDISI, cloître de CEFALU, de facture typiquement normandes ou des bas reliefs de type narratif (exemple de la dalle de la cathédrale d’AVERSA) transposant le mythe de SIEGFRIED, à l’image d’un bas relief du musée d’OSLO ?

 

2) LE DECLIN

        - Guillaume le Mauvais.

On imagine que succéder (en 1154) à un tel père que Roger II  n’est pas chose facile. Aussi a-t-on tendance à relever dans le règne de GUILLAUME 1er, second fils de ROGER l’amorce de la décadence du royaume normand.

Toutefois, Guillaume 1er dit « le mauvais » doit surtout son image à la réputation désastreuse que lui a bâtie son biographe HUGUES FALCAND qui lui était très hostile (démontrant encore une fois que l’histoire appartient au clerc qui manipule l’écrit).

Le palais de la Zisa

Certes, la force de caractère du nouveau roi ne semble pas à la mesure de sa stature physique. Il nous est décrit comme « indolent, s’adonnant avec excès au commerce des femmes... ». C’est à coup sûr un esthète et un épicurien. Il le démontre en faisant bâtir, dans un style purement arabe, le palais de la ZISA (= « splendide » en arabe), résidence de délassement dans l’immense jardin de la « Conque d’or », doté de fontaines et de  raffinements (une « climatisation » par ventilation, des thermes ...) dignes d’un calife. L’histoire retient également la faiblesse de sa réaction lors de l’assassinat du grand chancelier MAION DE BARI, honni par les barons normands, et la férocité d’une répression soutenue par les musulmans, qui le conduira à raser BARI.

 

Néanmoins, l’habileté diplomatique de Guillaume 1er et la façon dont il exerce un délicat jeu de bascule entre la papauté et les deux empires germaniques et byzantin peuvent être mises à son actif. Il parviendra même à signer une paix de trente ans avec Byzance ... Son règne, bien qu’il doive abandonner aux arabes les trop ambitieuses conquêtes de Roger II en Afrique (SFAX, DJERBA, TRIPOLI) s’achève d’ailleurs par une victoire de l’armée normande sur les troupes du pape ALEXANDRE II à Rome . La réconciliation avec l’empire germanique est d’ailleurs scellée à cette occasion par le mariage de CONSTANCE, fille posthume de Roger II et petite fille de Robert Guiscard , avec HENRI , fils de Frédéric Barberousse . On verra comment cette union, passée presque inaperçue annonce de funestes présages ...

- Guillaume Ii le Bon.
A la mort de GUILLAUME 1er, GUILLAUME II, (1166) qui lui succède, a treize ans . Beau, grave et cultivé, il bénéficie à son avènement d’un préjugé très favorable, qui se confirme dans le qualificatif de « bon », aussi bien auprès des peuples que des barons normands, pourtant professionnels du pronunciamiento. La régente MARGUERITE de NAVARRE, s’attache habilement l’armée en doublant les soldes et suspend les taxations répressives qui frappaient les ex villes rebelles. Mais elle doit faire face à un contexte difficile pour arbitrer entre les différentes forces politiques en présence, fonctionnaires et cadres grecs et musulmans, grande aristocratie normande des barons, hauts prélats. La couronne croit résoudre ces contradictions en faisant appel, par l’intermédiaire de ROTROU, oncle de la régente et archevêque de Rouen à  un Normand de France pour succéder comme chancelier au CAÏD PIERRE, émir des émirs, chassé par une cabale. L’élu, ETIENNE du PERCHE, accumule les maladresses, débarque avec une suite démesurée, s’attaque aux privilèges des fonctionnaires et accomplit l’exploit de fédérer à la fois toutes les communautés contre lui et de ranimer les ressentiments qui les divisent. Les Français sont massacrés à MESSINE, PALERME entre en effervescence et notre jeune apprenti chancelier ne doit son salut que dans une fuite en Palestine.

Bien que les « animateurs » de la rébellion restent maîtres du pouvoir jusqu’à sa majorité, Guillaume II révèle d’évidentes qualités en ramenant la paix intérieure tout en menant une très active politique extérieure dans le conflit qui oppose le pape ALEXANDRE III qu’il soutient contre FREDERIC BARBEROUSSE . Ses ambitions orientales rencontrent moins de succès (échec devant ALEXANDRIE en Egypte, défaite par les armées byzantines après la prise de THESSALONIQUE, soutien tardif et inefficace aux Croisés en Palestine.)

Dans le royaume, et à l’image de ses ascendants, il veut frapper les imaginations par des réalisations de prestige, symbolisant sa richesse et l’investiture divine de son pouvoir. C’est la CUBA, lieu de délices, ZISA redondant, où un palais protégé par un enduit hydraulique rouge se reflète de façon féerique dans les eaux d’un lac. C’est surtout l’abbatiale de MONREALE où Guillaume entend rivaliser avec la magnificence des réalisations de son grand-père, la chapelle PALATINE et la cathédrale de CEFALU.

MONREALE, à l’image du syncrétisme de CEFALU,  est l’illustration du métissage byzantin, arabe, latin, normand. Les absides sont décorées d’arcs entrecroisés d’ogives dont les arcades encadrent un  placage de pierres, dans un style proche des constructions arabes. L’intérieur abrite le plus grand ensemble de mosaïques, art byzantin de prédilection, de toute l’Italie. Un cloître est adossé à la construction dont les 228 colonnettes sont ornées de décors polychromes et coiffés de chapiteaux ouvragés de facture normande.

 Cette magnificence est couronnée par le mariage princier qui unit ce descendant de TANCREDE de HAUTEVILLE à Jeanne d’Angleterre fille de Henri II Plantagenet,  roi d’Angleterre. Hélas, cette union restera sans descendance.


- De Tancrède à Frédéric II, épilogue.

 A la mort de Guillaume , mort sans enfant, en 1189 à 36 ans, une lourde incertitude pèse donc sur l’avenir du royaume normand dont l’équilibre ethnique et culturel semble par ailleurs rompu sous l’influence des barons, soucieux  de retrouver un pouvoir entamé par la caste des hauts fonctionnaires .. L’élément arabe se trouve progressivement mis hors jeu , après avoir été victime de véritables pogroms . L’influence des grecs décline.

En fait, l’extrême originalité du royaume de Roger II est déjà en voie de disparition quand le conquérant allemand entre en lice, et que la troisième croisade embrase le Moyen-Orient et se heurte à un SALADIN au faite de sa puissance .

 

Nous abordons ici l’épilogue :

Constance, fille de Roger II reste la seule héritière légitime du royaume de Sicile  alors que son mari Henri IV est désormais l’héritier du Saint Empire Romain germanique. Les barons normands, qui ne peuvent admettre de tomber sous l’autorité de cet ennemi héréditaire élisent pour roi un bâtard, TANCREDE, petit-fils de Roger II, mais nain et simiesque et qui meurt. Malgré un premier échec, Henri cultive ce sort favorable, se fait couronner solennellement à PALERME pendant que son épouse accouche et au prétexte de prévenir un complot, il décime dans une grande fête, la plus grande partie de l’aristocratie normande, aveuglant et mutilant les descendants de TANCREDE qu’il emmène prisonniers en Allemagne, emportant un énorme butin  dont le manteau du sacre conservé à Vienne. Après une dernière révolte, une ultime répression (en 1194) , c’en est fait du royaume normand. A la mort de Henri, Frédéric II, cependant à demi normand, recueille un immense héritage  perpétuant dans ses veines pendant un demi siècle la descendance lointaine des Hauteville.

Mais c’est le début d’une autre histoire ...

 

Conclusion : bilans et réflexions

Ainsi s’achève l’irrésistible aventure des Normands d’Italie...

- Le bilan est impressionnant :

Pour s’en tenir à l’image la moins flatteuse, la conquête de l’Italie méridionale pourrait se résumer à l’élimination, en moins de deux siècles, par une cohorte d’aventuriers frustres, mais bénéficiant d’une supériorité militaire indéniable et au prix d’une violence sanguinaire de deux civilisations raffinées et presque millénaires : la greco-byzantine et l’arabe.

On peut aussi reprocher aux Normands leur influence négative sur le développement des villes du Sud, qui, à l’exception des ports, restent de gros bourgs ruraux où survit le plan rectiligne de la cité antique, à comparer aux riches villes bourgeoises du Nord , s’enroulant en spirale autour d’un beffroi, symbole orgueilleux des libertés municipales conquises sur la féodalité.

Mais l’actif contrebalance aisément ce passif :

  • C’est le métissage culturel avec les communautés déjà en place (lombards, grecs, musulmans) dans un climat de tolérance exceptionnel, où la culture du « dominé », loin d’être dévalorisée comme dans les colonialismes ultérieurs, est assimilée dans toutes ses expressions.
  • C’est une organisation étatique presque moderne recomposant le système féodal et annonçant déjà les futurs états nations.
  • C’est enfin une renaissance précoce des arts et des sciences favorisée sans doute par les libertés prises avec l’institution ecclésiastique et qui synthétise les apports culturels de l’antiquité, ceux de la civilisation arabe, elle même dépositaire de l’héritage grec et médiatrice des cultures extrême orientales.

En outre, l’aventure normande suscite également de nombreuses réflexions.

San Vito - Torre Normanna.

  • En matière de philosophie de l’histoire : comment une minorité, entraînée par elques leaders charismatiques est parvenue (en faisant notamment basculer l’Italie méridionale de l’Orient à l’Occident) à infléchir le cours d’une « nécessité » historique issue de grands phénomènes climatiques, démographiques ou économiques.
  • En matière de sociologie : quel est le secret de l’équilibre réalisé entre des populations d’origines ethniques, culturelles, religieuses, si différentes, alors qu’au même moment, Croisés et Musulmans se déchirent en Palestine. On s’est toutefois demandé si la tolérance les princes normands n’était pas du pur pragmatisme, l’objectif final étant en fait une « reconquista » par la douceur, une assimilation des greco-lombards et une éradication progressive des musulmans (qui sera d’ailleurs chose faite sous les Souabes) .

Cette interprétation pourrait se trouver confortée par les historiographes (Geoffroy Malaterra, Aimé du Mont Cassin...) qui ne cessent de démontrer que les succès normands constituent la récompense divine accordée à un peuple élu, pour en chasser un autre, occupant impie d’une terre chrétienne ...

Toutefois, le développement d’une classe dirigeante de fonctionnaires pluri-ethnique, auxiliaires de la monarchie, comme les réticences de Roger 1er à participer à la première croisade (voir ci-joint) plaident en sens inverse.

De la même façon, l’offre (repoussée) de Roger II d’assurer le transport maritime et l’approvisionnement de la deuxième croisade (qui devait échouer lamentablement) s’explique plus par ses visées impérialistes sur l’orient byzantin que par le projet de revenir sur un système de coexistence avec des musulmans, d’ailleurs étendu aux nouvelles conquêtes africaines.

 

Quoiqu’il en soit, et bien que l’horizon s’assombrisse, quand le royaume normand passe la main aux princes allemands de Souabe qui feront fructifier le capital, quel chemin parcouru, en moins de 200 ans entre l’arrivée de cadets faméliques, à demi brigands et contraints à l’exil et ressuscitant le mythe des « barbares éclairés », l’exemplaire épanouissement du royaume normand d’Italie capable de défier les plus puissants empires, de bousculer les cartes politiques et de modifier le cours de l’histoire ...

Claude BLANLUET.


[1] Faucre : poignée feutrée, puis support servant à soutenir la lance couchée .

[2] arçons : pommeau à l’avant, troussequin à l’arrière, pièces cintrées constituant le corps de la selle .

[3] Bâton de pèlerin terminé par une gourde

[4] manteau court sans manche, sur les épaules et les bras comme moines et évêques

[5] Henri IV, empereur de Germanie, ayant décidé de nommer les évêques d’Italie s’attire les foudres de Grégoire VII qui l’excommunie (1076) . Cependant, sous la pression des princes allemands, le roi doit se rendre à Canossa, chez la princesse Mathilde, où, après avoir attendu pieds nus dans la neige, il se soumet au pape et obtient la levée de l’excommunication....avant de provoquer en 1080 l’élection d’un antipape et un schisme qui durera jusqu’en 1111 .

  

Références Bibliographiques

L'Institution monarchique dans les Etats Normands d'Italie
Léon Robert MENAGER. Cahiers de civilisation médiévale, 1959
Les Normands, peuples d'Europe
Catalogue de l'exposition présentée à Rome et à Venise en 1994. Editions Flammarion
Les Normands en Méditerranée
Pierre BOUET, François NEVEUX. Colloque de Cerisy, 1994. Editions PUF de Caen
Trésors Normands d'Italie du sud
Catalogue de l'exposition présentée à Caen et à Toulouse en 1995. Editions Sellino.
Italies Normandes
Jean-Marie MARTIN. Collection " Vie Quotidienne " Hachette, 1995
Les Empires Normands d'Orient
Pierre AUBEE. Editions PERRIN 1999
Les Croisades
Georges TATE. Editions Découvertes, Gallimard
De la Normandie à la Sicile
Colloque départemental des Archives de la Manche (2002. Editions des Archives de la Manche à Saint-Lô
Les Normands d'Italie, Barbares de génie
François BARUCHELLO. Editions Zaccara (LAGONEGRO, Italie, 2004)
Dossiers d'archéologie. Les Normands en Méditerranée (2005)

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