LES
BIBLIOTHÈQUES DE LOUVIERS AU XIXe SIÈCLE
Le texte intégral
de la conférence de Monsieur Bernard Bodinier, président
de la S.E.D.
En 1789,
il n’existe aucune bibliothèque publique dans le futur département de
l’Eure, la lecture étant réservée aux possesseurs de livres, laïcs cultivés
et, surtout, établissements ecclésiastiques. Un peu plus d’un siècle
plus tard, on en compte une centaine. Le XIXe siècle serait
donc celui de l’essor de la lecture publique comme il a été celui de
l’école. Et le rapprochement des deux phénomènes paraît évident. Tous
les gouvernements de l’époque s’y intéressent, de la Révolution à la
IIIe République, en passant par les deux empires et les deux
monarchies. Louis Napoléon Bonaparte n’affirmait-il pas, le 20 février
1850, que « La fondation d’une bibliothèque dans toutes les communes
de France est œuvre de bienfaisance et d’utilité publique ».
Qu’en est-il
à Louviers où il existe un dépôt de livres provenant des communautés
religieuses dès 1790 ? La bibliothèque municipale est inaugurée
en 1833, rejointe un peu plus tard par une institution chrétienne et
une bibliothèque populaire, auxquelles il faudrait ajouter les bibliothèques
scolaires dont je ne parlerai pas. Comment fonctionnent-elles ?
Quels livres contiennent-elles ? Telles sont quelques unes des
questions auxquelles je vais m’efforcer de répondre au cours de cet
exposé.
La
création des bibliothèques
L’héritage
révolutionnaire
Des dépôts de livres religieux
La Révolution, qui est rupture dans tant de domaines,
l’est aussi dans celui de la lecture. Elle confisque une bonne partie
des bibliothèques - surtout religieuses - d’Ancien Régime où les livres
s’étaient accumulés depuis plusieurs siècles. Les décrets des 14-27
novembre 1789, 20-26 mars 1790, 13-19 octobre 1790 précisent les dispositions
à prendre pour organiser les confiscations et le transfert des livres
(nettement plus de 50 000 au total pour le département) vers
les dépôts des Andelys, du Bec Hellouin, de Bernay, Conches, Évreux,
Louviers, Pont-Audemer, Verneuil et Vernon. Les ouvrages - du moins
ceux qui arrivent à destination car certains restent sur place - s’entassent,
dans des conditions souvent difficiles. Beaucoup sont détruits, vendus,
brûlés, appropriés.
Les autorités sont cependant décidées à avancer des
solutions pour éviter la catastrophe. Le 8 pluviôse an II (27 janvier
1794), les dépôts sont transformés en bibliothèques de district, sur
lesquelles les administrateurs doivent veiller. Le 22 germinal an
II (11 avril 1794), la Convention prescrit la rédaction de catalogues
normalisés de leurs fonds, qui devaient servir à l’établissement de
la gigantesque bibliographie nationale rassemblant les connaissances
du passé. Lors de la suppression des districts, à la fin 1795, la
charge des bibliothèques passe aux départements qui ne s’y intéressent
guère. Des professeurs et le bibliothécaire de l’école centrale, créée
le 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), parcourent les dépôts à la
recherche d’ouvrages et les rapportent à Evreux, quand ils le peuvent.
L’école centrale est supprimée le 1er mai 1802 et ses livres
vont à la municipalité d’Évreux ou au collège qui la remplace.
Mais, pendant cette période, on se préoccupe
bien peu des dépôts dont la situation se dégrade. Seul, celui des
Andelys est bien tenu mais n’est pas transformé au bout du compte
en bibliothèques publique.
Si la Révolution a sacrifié une partie des collections,
elle a cependant fait émerger la double notion de conservation du
patrimoine imprimé et de développement de la lecture publique.
Une seule bibliothèque : Évreux
L’État ayant décidé de se désengager de l’entretien
et de la mise en valeur des collections (dont il reste cependant propriétaire),
les nouvelles bibliothèques qui s’organisent à partir de 1803 sont
donc municipales. Mais le gouvernement n’abandonne pas pour autant
toute intervention, légiférant, réglementant, contrôlant, encourageant,
aidant à constituer des fonds… Le décret du 8 pluviôse an XI (28 janvier
1803) oblige les municipalités à recruter un bibliothécaire et à faire
le catalogue de leurs fonds. C’est l’acte fondateur des bibliothèques
municipales. Le préfet, sollicité par le ministre, insiste à plusieurs
reprises auprès des municipalités, tout en posant la question de l’ouverture
de bibliothèques.
En 1812, le ministre demande au préfet des renseignements
sur les bibliothèques de son département. Ce dernier n’a pas répondu
et le ministre le rappelle à l’ordre, ce qui amène le préfet à insister,
en 1816 et 1817, auprès des maires où se trouvent des dépôts pour
qu’ils fassent rédiger un catalogue des collections qui méritent d’être
conservées. Sinon, il faudra les réunir à Évreux et vendre ou échanger
le reste au profit de la bibliothèque du chef-lieu.
Louviers possède un important fonds de 9 000
livres, à partir de la chartreuse d’Aubevoye, de l’abbaye de Bonport,
du prieuré des Deux-Amants, des couvents Saint-François et Sainte-Barbe.
Par une délibération du 20 octobre 1806, le conseil décide de mettre
300 f à la disposition du maire pour rétablir de l’ordre dans la bibliothèque
et en faire dresser le catalogue. Le 3 août 1809, les deux commissaires
nommés par le préfet pour visiter le dépôt font un rapport catastrophique :
«… état déplorable dans lequel nous avons trouvé un si grand
nombre de livres tous utiles et, pour la plupart, précieux. Nous sommes
encore trop douloureusement affectés pour pouvoir retracer cet affligeant
tableau. Nous dirons que tous les fléaux destructeurs des bibliothèques
semblent s’être réunis pour anéantir le dépôt de Louviers : la
pluie, la neige, la poussière, les vers et d’autres ennemis non moins
dangereux se disputent dans ce moment les restes de tant de richesse
si malheureusement entassés dans ce triste grenier. Nous devons ajouter
que le plancher de ce grenier menace ruine et qu’il est prêt à s’écrouler.
» Les livres sont donc toujours dans le grenier mais Mouton, qui faisait
office de bibliothécaire, avait commencé à dresser un catalogue. Est-ce
celui, non daté, qui fait état de 337 ouvrages de théologie (plus
68 doubles), 127 de jurisprudence, 176 de sciences et arts, 53 de
belles lettres et 234 d’histoire ? L’année suivante, le ministre
demande qu’on convertisse le dépôt en bibliothèque à charge pour la
mairie de subvenir à l’entretien et de dresser un catalogue. En 1812,
le sous-préfet nomme une commission pour faire le classement des livres.
Celle-ci, avec l’ancien maire Papavoine et un médecin, fait son rapport
le 9 janvier 1813. Le conseil vote alors une somme pour payer un bibliothécaire
- qui ne sera pas nommé - mais refuse l’argent pour le local. Le sous-préfet
revient à la charge en 1816 en nommant une nouvelle commission. Faute
de local et de budget, elle ne peut travailler. En 1819, le maire
accepte de faciliter sa tâche mais rien ne se fait.
À Évreux, le conseil municipal décide, le 22 novembre
1814, d’installer la bibliothèque dans les serres (rapportées de Navarre)
du jardin public, où la Société d’Agriculture, Sciences, Lettres et
Arts avait ouvert un cabinet de lecture en 1808. Le 30 juillet 1816,
6 376 volumes sont déménagés depuis le couvent des Capucins dans
les serres, ouvertes au public deux ans plus tard. Ce sera pendant
deux décennies la seule bibliothèque publique du département.
La bibliothèque
municipale naît au début de la Monarchie de Juillet
Des mesures
incitatives
Il faut attendre
les débuts de la Monarchie de Juillet pour que des mesures d’encouragement
ou même de contrainte soient prises (un texte de 1828 avait toutefois
prévu l’attribution d’ouvrages aux bibliothèques publiques à partir
du dépôt légal). L’ordonnance d’octobre 1832 transfère au Ministre de
l’Instruction publique le contrôle des bibliothèques. En novembre 1833,
Guizot rappelle aux bibliothécaires qu’ils doivent dresser un catalogue
de leurs fonds mais sa décision est peu suivie d’effet puisqu’il faut
la rappeler à plusieurs reprises.
Obéissant
aux ordres, le préfet lance une offensive pour récupérer les manuscrits
et les fonds anciens. Il s’attache aussi à favoriser la création de
bibliothèques. Le 16 octobre 1834, il nomme une nouvelle commission
des bibliothèques (la précédente avait été désignée au printemps). Elle
est présidée par le député Auguste Le Prévost, l’ancien notaire Bonnin
faisant fonction de secrétaire. Elle est constituée de cinq groupes,
de quatre à cinq personnes, correspondant aux arrondissements. La composition
fait apparaître la domination de spécialistes du droit, avocats, notaires,
magistrats. D’autres professions sont cependant représentées. À Louviers,
à côté du président du tribunal civil, on compte le maire de Pont-de-l’Arche,
le littérateur Eugène Marcel, frère d’un notaire, et Dibon, fabricant
mais aussi historien local. La commission est « chargée de dresser
des catalogues des livres, manuscrits, chartes et autres documents historiques
qui existent dans les bibliothèques publiques, les archives du département,
des villes et des communes ». Ce catalogue devra faire apparaître
les volumes doubles ou triples, dépareillés, les livres donnés depuis
25 ans par le gouvernement, les raretés typographiques… L’enquête devra
également donner des renseignements sur les ressources de chaque établissement,
le nombre des habitués, des lecteurs, leur âge, leur profession, les
ouvrages qu’ils demandent…
Le maire de Louviers anticipe
Dans une lettre(1) au préfet Antoine Passy, datée
du 8 septembre 1830, le tout nouveau(2) maire de Louviers, Augustin
Félix Defontenay, fait allusion à la situation des livres : « Paul(3)
m’a dit vous avoir conduit dans un des greniers de l’hôtel de ville,
où sont amoncelés des livres des bibliothèques des différentes communautés.
Il est utile que nous les vendions, parce que leur valeur se détériore
tous les ans, et leur poids écrase le plancher sur lequel ils portent.
Mon projet serait de faire venir un homme, soit de Rouen, soit de
Paris, pour en faire le treillage (sic), indiquer ceux qui auraient
une valeur, et vendre le reste au poids à des épiciers. Il ne pense
pas que je puisse faire cela sans autorisation. La vôtre suffirait-elle,
ou devrais-je adresser une demande au ministre de l’intérieur par
l’intermédiaire du sous-préfet et la vôtre ? Quand vous serez
fixé à cet égard, veuillez m’en instruire. J’ai gémi bien des fois
de la négligence de l’autorité qui n’apportait aucun remède à
ce mal, car il y a trente ans et plus que c’est livré au pillage,
aux souris et à la pluie. Si cela vaut quelque chose, je voudrais
ne pas attendre que cela se détériorât davantage avant de l’utiliser ».
Dont acte de l’intérêt porté aux livres du dépôt révolutionnaire par
le maire dès son arrivée aux affaires. Le 11 mars 1831, il expose
à son conseil qu’ « une quantité considérable de vieux livres
encombre depuis plus de quarante ans le grenier de la mairie et surcharge
par son poids énorme le plancher qui règne au-dessus de la salle d’audience…,
que ces livres, qui traitent presque tous de matières théologiques,
sont propres à composer une bibliothèque pour l’usage et l’utilité
des habitants de Louviers ». Il demande qu’on avise au moyen
de débarrasser le grenier, de procéder au tri des ouvrages ayant une
valeur vénale de ceux qui ne pourraient être vendus qu’au poids du
papier. Le conseil nomme une commission de trois membres (Frontin,
ancien sous-préfet et ex-député, Guernet et Goubert, tous deux magistrats)
chargée d’examiner l’état des livres et de faire un rapport. Les changements
politiques l’empêchent de travailler et une nouvelle commission (Goubert,
Houel, président du tribunal civil, et Marcel, notaire) est nommée
le 4 février 1832. Le conseil décide de verser un salaire de 200 f
au bibliothécaire, Bréauté, et de consacrer une somme identique (portée
rapidement à 300 f) à l’entretien. Il prévoit de financer les 1 500
f nécessaires à la mise en place par la vente d’arbres du Champ de
Mars (ce qui est fait pour 856 f) et des livres doubles, triples et
dépareillés. Annoncée par affiche, avec un cahier des charges, la
vente aux enchères a lieu le 8 juillet 1833, au poids ou par série
d’ouvrages. Le préfet a ainsi autorisé la vente de 193 in folio pesant
279 kg à 30 c le kg, de 1 172 volumes de petit format pesant
718,5 kg à 20 c le kg. La vente au kg rapporte 227 f 40 qui devaient
servir ultérieurement à la bibliothèque. On aurait alors bradé environ
5 000 volumes, surtout de théologie, soit presque autant que
le fonds conservé (4 000). L’intention manifestée suffit pour
que le préfet remette à la ville, le 26 octobre 1832, un exemplaire
de sa Description géologique de la Seine-Inférieure et qu’il
demande au ministre de lui donner des livres.
La
bibliothèque est inaugurée le 14 avril 1833 par un discours du nouveau
maire, Lambert, qui a profité de l’occasion pour décorer « M. le Professeur
de l’Ecole mutuelle », nouveau bibliothécaire. « La ville
de Louviers possède actuellement une bibliothèque dont les éléments
autrefois plus considérables, longtemps abandonnés au désordre, aux
atteintes du temps, aux conséquences fâcheuses d’une incurie qui a amené
des abus et des actes fort blâmables ont été précieusement recueillis,
coordonnés et mis en œuvre… Depuis longtemps, l’idée avait été conçue
de rechercher dans ces amas de livres les éléments d’une bibliothèque
publique pour la ville. Des essais ont été tentés à diverses reprises.
Le classement de quelques ouvrages avait été commencé… Un concours de
circonstances plus heureuses les unes que les autres ont amené cette
complète réussite qui couronne l’entreprise ». Il fait allusion
à un membre du conseil (sans le nommer), au conseil lui-même qui a voté
les sommes nécessaires et fourni le local, et au bibliothécaire. Le
maire se félicite de cette création : « Nous éprouvons donc
un vif sentiment de satisfaction et nous dirons presque d’orgueil (du
moins de celui qui tient à la nationalité d’un pays ou d’une localité),
ce qui sera sans doute partagé par l’honorable assemblée qui invite
à constater cet heureux résultat de la fondation d’une bibliothèque
publique dans cette ville, à la déclarer ouverte et inaugurée dès à
présent. Que ce jour soit inscrit dans les fastes de la ville !!!
(sic) ». Ce qui est quelque peu optimiste car tout n’est pas prêt.
La commission et le bibliothécaire poursuivent leur travail de classement
et rangement. Les commissaires rendent leur rapport au conseil le 6
août 1837 : une bibliothèque « peut sortir de ce chaos »,
1 000 livres sont déjà en ordre. « Posséder des livres sans
les mettre en bibliothèque, sans les livrer à la lecture et surtout
à la jeunesse studieuse, serait un véritable tort, un vice d’administration
qui vous serait reproché un jour ». Ils proposent de trouver dans
les quatre mois un local avec des rayonnages sur lesquels seront disposés
les livres choisis. Quand le classement sera effectué, il sera fait
un règlement. Bréauté s’attaque au catalogue qui est fini en 1840 et
imprimé à 800 exemplaires en 1843, grâce à un crédit municipal de 500
f.
Il est vendu 5 f mais on le donne à de nombreuses personnes :
le duc de Nemours, le ministre de l’Instruction publique (trois exemplaires),
celui de l’Intérieur (trois aussi), Antoine Passy (sous-secrétaire
d’État), l’évêque d’Évreux, le préfet, le sous-préfet, Hippolyte Passy
(député de l’arrondissement), de Broglie, Le Prévost et Salvandy (conseillers
généraux), Thiers (député)… et il est envoyé dans les bibliothèques
Royale, de l’Arsenal, Avranches, Bayeux, Caen, Elbeuf, Évreux, Falaise,
Le Havre et Rouen. On envisage encore de vendre les livres dépareillés
ou reconnus inutiles. La clé de la nouvelle bibliothèque sera remise
au « gardien des livres déposés », en l’occurrence Bréauté
qui est, par ailleurs, chargé de restaurer, recopier et relier les
documents en mauvais état, notamment ceux d’histoire locale.
Louviers a donc maintenant sa bibliothèque, comme
Évreux et Pont-Audemer, que suivront bientôt d’autres cités et même
des villages.
La bibliothèque populaire
L’idée de ce type d’établissements avait germé sous
la Révolution et avait été reprise à l’occasion sous la Restauration
et la Monarchie de Juillet, par l’élite ouvrière notamment. Le ministre
Salvandy, parle en 1845 de « l’établissement de bibliothèques
populaires dans toutes les communes du royaume », dans le prolongement
de la loi sur l’enseignement primaire. En décembre 1848, son successeur
souhaite « qu’il soit établi dans chaque commune rurale une bibliothèque
composée de livres appropriés aux besoins de ses habitants. L’homme
d’Etat, le savant, le lettré, l’artiste ont tous leur bibliothèque ;
pourquoi l’agriculteur et l’ouvrier n’auraient-ils pas la leur ? ».
Mais les demandes en ce sens du préfet de l’Eure se heurtent au refus
de la plupart des communes. On reconnaît l’intention louable mais
la raison invoquée pour refuser est toujours la même : le manque
d’argent.
L’idée progresse cependant. Le 22 février 1855, le
comité de la bibliothèque de Louviers propose qu’« une bibliothèque
populaire soit annexée à la bibliothèque actuelle, composée de livres
susceptibles de répandre le goût de la lecture et de l’instruction,
et d’être prêtés avec la plus grande facilité, à l’achat desquels
livres le comité consacre 150 f sur le crédit de la bibliothèque et
que ces livres seront inscrits sur un catalogue particulier ».
Le conseil accepte : « C’est éminemment utile pour l’amélioration
morale et intellectuelle de la population ouvrière ». Cette idée
allait être renforcé par Duruy dont le prédécesseur, Rouland, avait
lancé dès 1860 le mouvement de création des bibliothèques scolaires
par son arrêté du 1er juin 1862 qui oblige les écoles
publiques à s’en doter. La cause de la lecture est devenue une grande
cause nationale. Il s’agit de « développer le goût de la lecture,
en procurant aux habitants de la commune les livres nécessaires à
leur instruction et à leur délassement ».
L’initiative
de la création de bibliothèques populaires émane le plus souvent d’associations
liées au mouvement général de développement de l’instruction souhaité
par des laïcs. C’est le cas à Louviers où une association nommée La
Bibliothèque populaire est fondée le 22 septembre 1878. Ernest Thorel,
le conseiller municipal de Louviers, en est le président-fondateur.
Elle se transforme, à l’appel de la Ligue de l’Enseignement en Société
républicaine d’Instruction (1882), ce qui perturbe quelque peu ses adhérents.
Thorel est également présent lors de la création des bibliothèques populaires
d’Amfreville-sur-Iton, avec des habitants d’Hondouville et Houetteville
(1881), et de La Vallée à La Haye-Malherbe (1882), jouant donc un rôle
moteur dans l’amplification du mouvement favorable à l’instruction,
à la lecture et à la laïcité. Avant même qu’il ne devienne maire de
Louviers, la Bibliothèque populaire prend un caractère officiel, participant
aux distributions de prix, aux inaugurations… Son assemblée annuelle
est présidée par le sous-préfet et le maire. Elle est suivie d’un banquet
(copieux) où l’on porte des toasts républicains.
Les statuts
de cette bibliothèque associative se ressentent de ses préoccupations.
Elle est gérée par un conseil d’administration de quinze membres parmi
lesquels on trouve des républicains, parfois radicaux, qui accéderont
plus tard au conseil municipal dans lequel siège déjà Ernest Thorel,
le président. L’article 2 des statuts précise le but : « La
fondation, l’entretien et l’administration d’une bibliothèque destinée
à fournir les livres utiles et instructifs aux habitants de la commune. »
Lors de son assemblée générale annuelle, le nouveau maire, républicain,
Mordret, insiste sur l’utilité des bibliothèques populaires et la nécessité
de propager l’instruction par tous les moyens possibles : « Détruire
l’ignorance, c’est détruire les erreurs et les préjugés…, c’est rendre
le peuple digne de toutes les libertés auxquelles il a droit. »
L’association, qui organise aussi des conférences, compte alors 232
adhérents appartenant aux milieux les plus divers, du député à la plupart
des conseillers municipaux, en passant par des industriels (Audresset,
Breton, Jourdain-Ribouleau), des enseignants, des commerçants, des artisans
et pas mal de tisserands, ainsi que des habitants de communes voisines
(Montaure, Hondouville, Acquigny, Amfreville-sur-Iton).
La bibliothèque chrétienne
Dès
la Monarchie de Juillet, on voit apparaître des bibliothèques privées,
d’origine catholique pour la plupart mais ce n’est pas exclusif. Ainsi,
en 1841, existent celle de la Société Libre (5 000 livres), et
la Bibliothèque moderne pour Tous, d’obédience catholique, située au
1 de la rue du Mûrier à Louviers. On voit encore l’inscription « Bibliothèque
paroissiale au 1er étage », mais la maison n’a plus
d’étage !
L’Église
entreprend de riposter dans les années 1860-1870 aux efforts des laïcs.
Une nouvelle bibliothèque chrétienne est ainsi créée à Louviers en 1873.
Cette bibliothèque dispose d’une influence certaine, tant par le nombre
d’ouvrages que par l’importance des prêts. L’administration la tolère
sans problème car elle est « conçue dans un bon esprit et mérite
d’être encouragée », d’après le ministre qui demande cependant
des informations (28 juillet 1876). Mais cette satisfaction n’est pas
la règle partout. Les responsables d’Évreux sont assez clairs dans
leurs réponses à une enquête préfectorale (on est en 1873 et le duc
de Broglie est alors au pouvoir) :
« L’appui
du gouvernement est-il réclamé ? Non.
Serait-il
utile ? On
ne l’invoque pas.
Serait-il
nuisible ?
On ne le dit pas et
l’on ne saurait le penser, puisque les œuvres de M. le duc de Broglie
font partie de la bibliothèque chrétienne ».
Toutefois,
les bibliothèques chrétiennes, actives mais très peu nombreuses, ne
peuvent rivaliser avec le secteur public qui accompagne l’essor de l’école
laïque, d’autant que l’Église sera victime d’une nouvelle nationalisation
en 1905.
L’organisation,
le fonctionnement et le contenu des bibliothèques
L’administration
des bibliothèques
Les bibliothèques
sont municipales, ou sous la tutelle des municipalités, ce qui donne
naturellement des pouvoirs importants au maire et à son conseil municipal,
d’autant que l’initiative de la création vient le plus souvent d’eux,
qu’ils votent le budget afférent et le traitement du bibliothécaire
qui est nommé par le premier magistrat. Mais elles sont contrôlées au
nom de l’État par le ministre de l’Instruction publique dont la réglementation
est pesante. Celle-ci n’évolue guère tout au long du XIXe
siècle, le texte de 1897 reprenant celle de 1839, édictée par le Ministre
de l’Instruction publique d’alors, de Salvandy, ancien et futur député
de l’Eure. Pour uniformiser les statuts, le ministre propose des modèles
d’organisation et de règlement, qui sont étendus aux bibliothèques populaires.
Les bibliothèques doivent envoyer leur catalogue au ministre qui peut
leur donner des ouvrages si elles sont en conformité avec la réglementation.
Toute discussion politique ou religieuse y est interdite. Le ministre
contrôle également le choix des livres. Le mode de désignation et les
fonctions du comité d’inspection ne changent pas mais une durée de mandat
est fixée.
Le
comité d’inspection, de surveillance et d’achats de la bibliothèque
municipale
Devenu en
1897 d’ « inspection, surveillance et achats, il est obligatoire
pour obtenir la reconnaissance ministérielle et des dotations de livres.
Présidé par le maire, il gère la bibliothèque, fixe l’emploi des ressources
de celle-ci, dont il assure la surveillance. C’est lui qui se charge
de l’achat des livres et, à ce titre, exerce une véritable censure.
Ses membres sont proposés par le maire au ministre qui les nomme et
ils ne sont pas choisis au hasard. Ce sont des notables, intéressés
le plus souvent par la lecture, mais aussi des amis politiques, ce qui
peut provoquer des frictions lorsque les majorités politiques changent,
d’autant qu’ils sont fréquemment des élus (c’est même obligatoire à
Pont-Audemer).
Le Comité
de la bibliothèque de Louviers, présidé par le maire, nommé le 15 avril
1842 par le ministre de l’Instruction publique, est ainsi composé :
Antoine,
licencié ès sciences, directeur de l’École supérieure
Cheuret,
notaire, adjoint au maire
Dibon,
membre de la Société des Antiquaires de Normandie, historien local et
ancien
fabricant
Duvaltier,
propriétaire, secrétaire de la sous-préfecture
Guernet,
président du tribunal civil
Houel,
ancien président du tribunal civil, conseiller municipal
Marcel
(Léopold), notaire, conseiller municipal
Renault,
avocat.
Bien que les fonctions soient gratuites, on reste
longtemps dans ces comités, aucune limite de durée n’étant fixée avant
1897 qui instaure un renouvellement par moitié tous les cinq ans,
ce qui aboutit de fait à des mandats de dix ans. En 1877, le comité
de Louviers comprend encore Dibon et Renault (en place depuis 1842),
Bury (1854), Lemercier (1857), Saint-Martin, artiste peintre (1872),
Paul Petit (1873), Lalun, architecte, et Audresset, industriel (1876).
Antoine démissionne en 1870, après 28 ans de service. En 1873, Paul
Petit, avocat, remplace son père Guillaume, nommé en 1853, fabricant,
élu municipal (1834-1874), maire (1839-1850), député (1863-1870),
conseiller général (1848-1871). Il y est encore en 1921. En 1897,
le notaire Angérard, qui a fondé quatre ans plus tôt la Société d’Études
Diverses de Louviers et son arrondissement, y fait son entrée, aux
côtés de l’inspecteur primaire Levasseur, de l’imprimeur Isambert,
de l’avocat Lemercier et du médecin Tillon qui siègent avec les anciens,
Audresset, Petit et Barbe (directeur d’usine).
Ces comités, qui bénéficient de la confiance des conseils
municipaux, jouent un rôle important, à côté du bibliothécaire qu’ils
surveillent et qu’ils aident aussi à l’occasion. Ils se réunissent
ou devraient se réunir régulièrement. Les règlements stipulent souvent
que la bibliothèque ne peut être ouverte qu’en présence de l’un de
ses membres. Par ailleurs, ils sont responsables, toujours avec le
préposé, du choix des livres à acheter, ce qui leur donne un pouvoir
terrible de censure.
Rappelons que les bibliothèques populaires ont une
organisation spécifique, avec assemblée générale annuelle et conseil
d’administration, ce qui ne les dispense pas de suivre la réglementation.
Le fonctionnement : budget et bibliothécaire
La commune assure l’hébergement et le fonctionnement
de la bibliothèque municipale qui occupe des locaux dans la mairie.
Elle est d’abord installée au premier étage de l’un des bâtiments
de l’enclos de la mairie, longeant la rue de l’hôtel de ville, où
elle occupe trois pièces, dont une grande de 14,80 m sur 6,30, les
deux autres se partageant cette dernière largeur sur 2,90 m. En 1880,
le conseil municipal vote le principe de l’agrandissement du nouveau
musée et de la bibliothèque. Les plans de l’architecte Roussel sont
adoptés en 1886. Le legs Edouard Lanon arrive à point pour financer
la construction du nouveau et vaste bâtiment qui est inauguré le 15
avril 1888 et se partage entre la bibliothèque et le musée dont les
noms sont inscrits au fronton. Des casiers, tablettes, sièges… sont
achetés pour meubler les nouveaux locaux qui occupent trois salles
du premier étage, dont la grande « Rotonde » (où se trouvait
encore jusqu’à ces dernières semaines le vieux fonds) et la grande
salle de l’ancienne bibliothèque des adultes.
Les autres bibliothèques doivent se débrouiller. La
bibliothèque populaire achète du mobilier, des étiquettes, payer le
loyer et le chauffage du local qui est donc loué et non municipal
malgré la présence dans l’association de plusieurs élus et non des
moindres. Elle vit des cotisations de ses membres, des dons et des
prêts payants Il en est de même pour la bibliothèque chrétienne.
Le budget consacré par la commune s’accroît fortement,
passant de 200 f lors de la fondation à 600 en 1902. Dès le début,
on a recruté un bibliothécaire, Bréauté, qui était instituteur à l’école
mutuelle. Payé alors 200 f, il reste en place jusqu’en mai 1875, date
à laquelle il démissionne après 43 ans de service. Il reçoit un secours
de 600 f par an mais meurt un an plus tard. Lors de ses funérailles,
l’avocat Lemercier, membre du comité de surveillance, fait son éloge.
Il a exercé pendant plus de trente ans « les fonctions si pénibles
et si méritantes d’instituteur… Adieu mon cher bibliothécaire, tu
as dignement rempli ta tâche ici bas ». Il est remplacé par l’artiste
peintre Saint-Martin, également archiviste, qui se voit doter d’un
adjoint en la personne d’Hébert qui prend en charge l’équipement en
1897 et occupe encore la fonction jusqu’à sa mort en 1927, à 81 ans.
Il faut croire que la fonction conserve. Rappelons que le bibliothécaire
ne peut ouvrir l’établissement qu’avec un membre du comité de surveillance,
qu’il n’a pas le choix des livres, auquel il peut cependant participer,
et qu’il est nommé par le maire avec lequel il peut entrer en conflit,
pour des raisons politiques notamment, comme ce fut le cas à Évreux
et Pont-Audemer où des bibliothécaires républicains furent renvoyés.
Sa première mission est d’estampiller les livres, d’en faire le catalogue
et de le tenir à jour. Il veille à la conservation des ouvrages, ouvre
le local au public et assure le prêt dont il tient le registre des
sorties et retours. Il applique le règlement.
Le règlement
Il
est rédigé dès la fondation de l’établissement et souvent imprimé. On
y retrouve les buts de la bibliothèque, l’interdiction de toute discussion
politique ou religieuse, des prescriptions générales (pas le droit de
fumer). Surtout, il organise le fonctionnement de l’institution. En
dehors des articles liés au comité, au conseil d’administration…, il
prévoit les heures d’ouverture et les conditions du prêt.
Les heures
d’ouverture varient d’une bibliothèque à l’autre mais on note cependant
des tendances : d’abord le dimanche après-midi et le soir des autres
jours, éventuellement l’après-midi.
|
Dimanche |
Lundi |
Mardi |
Mercredi |
Jeudi |
Vendredi |
Samedi |
Municipale
d’abord |
12
- 16
|
|
|
12
- 14
|
|
|
12
- 14
|
puis |
10
- 16
|
19
- 22
|
|
19
- 22
|
|
19
- 22
|
|
Populaire |
14
- 16
|
|
|
|
20
- 21
|
|
|
Les bibliothèques
de l’époque sont d’abord des lieux d’étude. Les lecteurs peuvent venir
consulter les ouvrages sur place gratuitement. Les conditions de prêt
varient d’un établissement à l’autre mais elles se ressemblent. On ne
peut emporter qu’un volume à la fois (Municipale) mais c’est deux à
la Populaire. La durée du prêt est réduite. En 1839, le règlement de
la bibliothèque municipale stipule que « Les souscripteurs ne
pourront garder plus de huit jours un volume in 8° ou in 12°. Ils devront
remettre au plus tard le quatrième jour les ouvrages de moins de deux
cents pages d’impression ». La durée est d’un mois à la bibliothèque
populaire. Des pénalités de retard sont prévues : 10 c à pour un
livre rendu la cinquième semaine à la bibliothèque populaire, 20 c la
sixième semaine. Les lecteurs sont tenus de couvrir d’une feuille de
papier propre le volume qu’ils empruntent et de le rapporter couvert
à la bibliothèque. Cet article se retrouve pratiquement partout. La
dégradation d’un livre est sanctionnée. Le règlement municipal prévoit
qu’un souscripteur « qui égarerait ou endommagerait un ouvrage
sera tenu d’en fournir dans le mois un nouvel exemplaire, ou d’en payer
la valeur d’après le prix fixé dans le catalogue » (article 8).
Le prêt devrait
être gratuit. C’était même l’une des conditions de l’appui ministériel.
Dans la réalité, la situation est très variable. En 1839, à Louviers,
les souscripteurs - en fait les emprunteurs - doivent payer douze francs
par an. Ce système est semble-t-il abandonné par la suite. Mais, en
1897, est instauré un régime d’abonnement qui rapporte beaucoup plus
que prévu l’année suivante (1 100 f au lieu des 500 envisagés),
ce qui oblige à ouvrir une ligne spécifique dans le budget.
Dans les
bibliothèques associatives, la gratuité s’applique aux sociétaires mais
ils doivent payer une cotisation annuelle d’adhésion, ce qui donne droit
à la lecture gratuite pendant cette période. À Louviers, la cotisation
annuelle est de 2 f (1 f à La Vallée de La Haye-Malherbe). Les non sociétaires
paient 10 c par volume emprunté.
Le contenu évolutif des bibliothèques
Naturellement, le contenu des bibliothèques évolue
avec le temps, avec les goûts du public, les changements politiques,
économiques et sociaux, avec l’apparition de nouveaux courants intellectuels…
et l’on sait que le XIXe siècle est particulièrement fertile
en la matière. Les bibliothèques nouvellement créées, surtout celles
de la deuxième moitié du siècle, ne peuvent que différer de celles
qui les ont précédées où l’héritage d’Ancien régime, souvent religieux,
pesait encore lourd. La confection des catalogues, exigée par le ministre,
et souvent imprimés permet de mesurer leur contenu et l’ampleur des
changements.
La bibliothèque municipale
Théologie.............................................................. |
536
titres soit
|
26,8 % |
Jurisprudence....................................................... |
184
titres soit
|
9,2 % |
Sciences
et arts...................................................... |
1 279
titres soit
|
64
% |
Traités
généraux, dictionnaires encyclopédiques, mélanges |
26
titres
|
|
Sciences...................................................... |
277
titres soit
|
13,9
% |
Belles-Lettres............................................... |
311
titres soit
|
15,6
% |
Histoire........................................................ |
665
titres soit
|
33,3
% |
Total
|
1
999 titres
|
|
Paru
en 1843, son catalogue, rédigé par Bréauté, est encore très marqué par
l’héritage révolutionnaire.
Mais,
en fait, la religion, avec la théologie, le droit ecclésiastiques, l’histoire
religieuse…, totalise au moins 900 ouvrages, soit près de la moitié.
L’origine ancienne de la
collection est encore attestée par les dates d’édition :
|
XVe siècle
|
XVIe siècle
|
XVIIe siècle
|
XVIIIe siècle
|
XIXe siècle
|
Total
|
Théologie |
23
|
92
|
297
|
87
|
1
|
500
|
Jurisprudence |
2
|
24
|
85
|
62
|
8
|
179
|
Sciences et arts |
2
|
55
|
50
|
17
|
69
|
293
|
Belles Lettres |
5
|
68
|
50
|
17
|
69
|
3.5
|
Histoire |
3
|
92
|
456
|
47
|
34
|
1909(4)
|
Ce tableau confirme
l’origine séculaire de la majeure partie du fonds qui date, pour les
quatre cinquièmes, d’avant 1700. Les premières parutions, théologiques,
juridiques… sont, pour la plupart, en latin, mais pas exclusivement.
Le catalogue de 1843 les cite de la façon suivante :
1471
Traité de l’éducation d‘un prince, avec quelques autres traités
sur diverses matières morales, par de Chanteresne, Paris,
Savreux, 1471, in-12.
1475
Aurelii Augustinii opus de civitate dei, Venetiis impressum,
Nicolao Jenson, in folio. C’est le premier livre de saint Jérôme
imprimé en caractères ronds.
1478
Plutarchi virorum illustrium vitae, per Nicolaum Jenson
Gallicum, Venitiis impressae, 1478, grand in-fol. Très beau
volume dont les lettres majuscules sont en or sur un fond bleu
et rouge.
|
Il y a cependant des ouvrages
plus récents ou réimprimés dernièrement.
1826
The play of William Shakespeare, accurately printed from
the text of corrected copies, left dy the late George Steevens,
Esq. and Edmond Malone, Esq. London,
1826, in-8. Très bel exemplaire.
1835
De l’esprit des lois, par Montesquieu, précédé de l’analyse
de cet ouvrage par d’Alembert, Paris, Pourrat, 1834, 3 vol.,
in-8.
1839
Job et les psaumes, traduction nouvelle d’après l’hébreu,
par Laurens, Montauban, Forestié, 1839, grand in-8.
1840
Dictionnaire topographique, statistique et historique du
département de l’Eure par Gadebled, Évreux, Canu, 1840,
in-12.
1842
Du régime dotal et de la nécessité d’une réforme de cette
partie de notre législation, par Léopold Marcel, notaire
de Louviers, 1842.
|
Avec le temps, la composition
de la bibliothèque municipale évolue et rapidement : d’une part,
parce que l’ancien fonds est largement devenus obsolète, d’autre part
parce que les goûts du public ont changé, parce que les achats portent
surtout sur des livres contemporains, enfin parce que les autorités
font évoluer les choses, à travers les dotations ministérielles à
l’occasion. Les suppléments au catalogue publiés en 1857 en attestent :
|
Théologie
|
Sciences et arts
|
Belles Lettres
|
Histoire
|
Total
|
1er supplément |
1
|
24
|
68
|
58
|
151
|
2e supplément |
0
|
14
|
118
|
46
|
178
|
3e supplément |
0
|
4
|
303(5)
|
71
|
380(6)
|
La
littérature de délassement, notamment les romans fait une entrée massive
sur les rayonnages où l’on rencontre les grands auteurs du XIXe
siècle, Français comme Balzac, Alexandre Dumas, Sand, Sandeau…, étrangers
comme Dickens, Pouchkine, Scott, Poé… Mais un Victor Hugo est peu
présent, contrairement à un Émile Souvestre(7) ou un Charles de Bernard(8).
Et
le nombre des livres progresse considérablement, tout en changeant
de nature. Grâce à des dons du ministère, au legs de Mme Delarivière
en 1900, et à une politique volontariste d’achats, la bibliothèque
municipale, qui comptait 6 000 livres en 1853, passe à 12 000
en 1878 et plus de 20 000 en 1901.
La
bibliothèque populaire
Les circonstances même de sa naissance
en font un cas particulier. Elle est plus récente que l’autre et ne
dispose pas d’un fonds ancien. Surtout, son but est de favoriser
l’accès à la lecture du plus grand nombre, ce à quoi sont particulièrement
attachés les militants laïcs. Mais la faiblesse des moyens constitue
un handicap et explique un catalogue moins fourni. Ce qui n’empêche
pas des particuliers de se montrer, lors de la fondation notamment.
Thorel a lui-même donné une Histoire de la Révolution de Boursin,
des Œuvres choisies de Voltaire, Les Ruines de Volney
et l’Histoire de la Révolution, du Consulat et de l’Empire
de Thiers. Le nombre d’ouvrages est nettement plus faible qu’à la
bibliothèque municipale. On atteint cependant 1 441 volumes en
1889 et 2 200 en 1902.
Le contenu de cette bibliothèque
diffère naturellement de celui de la municipale, même si on y retrouve
tous les genres. Le catalogue, rédigé la première année (1878), indique
225 volumes qui se partagent entre les catégories suivantes :
Histoire
et biographie............ |
46
titres |
Contes
et romans..................... |
26
titres |
Philosophie,
morale, religion.. |
18
titres |
Agriculture, industrie, commerce |
8
titres |
Géographie
et voyages.......... |
8
titres |
Economie
politique, législation .. |
13
titres |
Sciences
et arts utiles.......... |
14
titres |
Théâtre
et poésie ..................... |
8
titres |
Ouvrages
d’éducation............ |
26
titres |
Art
militaire ............................. |
3
titres |
Journaux et revues................ |
2
titres |
|
|
La lecture
historique et de délassement (le roman, notamment) prédomine très
nettement. On retrouve les grands classiques, Corneille, Racine, La
Fontaine, Montesquieu, Boileau, Buffon, Erckmann-Chatrian, Voltaire,
Hugo, Verne mais aussi Lamennais, Schoelcher… Mais peu de livres religieux,
au contraire de ceux destinés à l’éducation (Jean Macé, Jules Simon,
Condorcet…). À noter que la bibliothèque chrétienne
dispose d’un fonds relativement important, de 3 270 livres, ce
qui la place dans les premiers rangs des institutions populaires.
Malheureusement, on en ignore la nature.
Les
prêts et les lectures préférées
L’importance
respective des fonds justifie des quantités de prêts variables mais
la nature des ouvrages peut également influer sur le comportement
des lecteurs. Rappelons que les bibliothèques sont d’abord des lieux
d’études, qu’on vient y lire, y consulter des dictionnaires… On peut
donc s’étonner que les photos de bibliothèques de l’époque nous montrent
des salles vides. Les archives ne donnent pratiquement aucune information
sur la fréquentation des bibliothèques et les lecteurs sur place.
On ne dispose pratiquement de statistiques que pour 1902, ce qui permet
cependant une comparaison entre les trois établissements de Louviers.
Bibliothèque |
Nombre
de livres
|
Nombre
de prêts
|
Municipale |
20
360
|
3
285
|
Populaire |
2 200
|
1 000
|
Chrétienne |
3 270
|
2 971
|
Force est de constater la meilleure
fréquentation des deux derniers établissements qui disposent d’un
catalogue plus récent et mieux adapté aux goûts de leur public.
La comparaison entre les deux enquêtes
de 1889 et 1902, pour la seule bibliothèque populaire, apporte des
informations intéressantes, d’autant qu’elles mettent en rapport le
nombre de livres et celui des prêts de l’année précédente.
1889
|
1902
|
Nombre
de livres
|
Nombre
de prêts
|
Nombre
de livres
|
Nombre
de prêts
|
1 441
|
2 447
|
2 200
|
1 000
|
Malgré l’accroissement du catalogue,
le nombre de prêts s’est effondré en proportion inverse. Ce qui traduit
sûrement une désaffection pour la nature des ouvrages du fonds, une
perte d’influence du milieu associatif laïc, alors que la concurrence
des bibliothèques municipale et chrétienne se fait plus rude.
L’enquête de 1902 signale quels sont
les ouvrages demandés. La préférence pour la littérature, les romans
(y compris étrangers), l’histoire et les voyages se retrouve pratiquement
partout. On peut être surpris de la grande place occupée par certains
auteurs, notamment Erckmann-Chatrian, littéralement plébiscité partout(9),
par celle de romanciers étrangers (Scott, Cooper), par l’intérêt pour
l’histoire (Thiers, en particulier)… et, à l’inverse, par la faiblesse
d’un Victor Hugo ou d’un Balzac. Mais il faudrait avoir un tableau
précis des sorties pour aller plus avant sur ce chemin.
La
Révolution a confisqué de nombreuses bibliothèques mais elle ne parvient
pas à mettre en place un système de gestion des dépôts dont beaucoup
d’ouvrages disparaissent (Dominique Varry estime que les trois quarts
des volumes confisqués alors dans l’Eure ne figurent plus aujourd’hui
dans les collections publiques du département). Après cet échec et
malgré le décret de 1803, le mouvement de création des bibliothèques
publiques démarre lentement, avant de s’amplifier sous la Monarchie
de Juillet et le Second Empire, en partie grâce à l’action des ministres
de l’Instruction publique Guizot, Salvandy et Duruy, qui encouragent
les municipalités tout en réglementant et en contrôlant la situation,
car l’enjeu est éminemment politique. La IIIe République
accentue l’effort en favorisant la création de nombreuses bibliothèques
communales, populaires pour beaucoup d’entre elles, sans oublier les
bibliothèques scolaires, qui irriguent l’ensemble du pays. Mais on
n’aurait garde d’oublier l’action des particuliers et celle des associations,
pas seulement laïques, chrétiennes aussi, ce qui ramène également
- sans conflit sérieux, semble-t-il - au combat d’alors entre l’Église
et la République. Le rôle des sociétés savantes, à part celle d’Évreux,
semble bien faible, même si certains de leurs membres appartiennent,
comme le président de la Société d’Études Diverses de Louviers, aux
comités de surveillance. Le XIXe siècle est donc celui
de la diffusion de l’instruction et de la lecture. On lui doit les
concepts de lecture publique, de prêt à domicile et la création du
bibliothécaire, à l’époque conservateur doublé d’un censeur, ou, dit
autrement, l’invention de pratiques nouvelles en matière de lecture
et la naissance d’un métier.
Le
XXe siècle a poursuivi l’effort, élargissant le réseau
de bibliothèques publiques à de nombreuses communes, au détriment
toutefois des bibliothèques populaires dont beaucoup ont été « communalisées »,
comme le prévoyaient leurs statuts. C’est le cas de celle de Louviers
qui a, semble-t-il, disparu pendant l’entre-deux-guerres et dont les
livres, encore estampillés, figurent aujourd’hui dans le fonds de
la médiathèque. La période de la Seconde Guerre mondiale marque un
coup d’arrêt avec les légers dommages subis par l’établissement de
Louviers (celle des Andelys a été détruite) ou la perte de livres
empruntés par des particuliers dont les maisons ont souffert. Surtout,
la censure fait retirer les œuvres d’Apollinaire, Barbusse, Bernanos,
Freud, Kropotkine, Lénine, Mirbeau, Nizan, Zola…
Depuis,
les choses ont évolué. Une bibliothèque spécifique pour les jeunes
a été créée en 1973. La médiathèque inaugurée en 1992 apporte de nouvelles
formes de lecture et de communication. Mais c’est un autre sujet.
Le
catalogue Bréauté de 1843
Théologie
536 soit 26,8 % |
Ecriture sainte |
86
|
Philologie
sacrée |
18
|
Liturgie |
24
|
Conciles |
22
|
Saints-Pères |
106
|
Théologiens |
279
|
Religion
des Chinois, des Indiens, des Mahométans et des Sabéens |
1
|
Jurisprudence
184 soit 9,2 % |
Introduction
à l’étude du droit et traités généraux sur les lois |
8
|
Droit de
la nature et des gens |
8
|
Droit civil
et criminel |
85
|
Droit ecclésiastique |
83
|
|
|
Sciences et arts
1 279 soit 64 % |
Traités
généraux, dictionnaires encyclopédiques, mélanges 26 |
Sciences
277 (13,9 %) |
Philosophie |
23
|
Logique |
10
|
Métaphysique |
9
|
Morale |
22
|
Economie |
2
|
Politique |
15
|
Economie
politique |
38
|
Physique |
10
|
Chimie |
5
|
Histoire
naturelle |
37
|
Médecine |
60
|
Mathématiques |
25
|
Appendices
aux sciences |
9
|
Arts et métiers |
5
|
Beaux-Arts |
7
|
|
|
Belles-Lettres
311 (15,6 %) |
Traités
généraux, systèmes d’enseignement |
5
|
Grammaire |
97
|
Rhétorique |
15
|
Orateurs |
17
|
Poètes |
60
|
Art dramatique |
6
|
Mythologie |
2
|
Romans |
9
|
Philologie |
29
|
Polygraphes |
29
|
Entretiens
et dialogues |
5
|
Epistolaire |
37
|
|
|
Histoire 665 (33,3 %) |
Introduction |
1
|
|
|
Géographie |
24
|
Voyages |
9
|
Chronologie |
16
|
Histoire
des religions et superstitions |
258
|
Histoire
universelle ancienne et moderne |
11
|
Histoire
ancienne |
37
|
Histoire
moderne |
215
|
Histoire
byzantine |
20
|
Histoire
de la chevalerie et de la noblesse, avec l’histoire héraldique
et généalogique |
9
|
Antiquités |
9
|
Histoire
littéraire |
6
|
Bibliographie |
27
|
Biographie |
17
|
Extraits
historiques |
6
|
|
|
|