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L'Affaire Dreyfus dans l'Eure.
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Le samedi 12 décembre 2008

Conférence de Monsieur Claude CORNU
Professeur agrégé, Docteur en Histoire

"L'Affaire Deyfus dans l'Eure"

 

 

L'affaire Dreyfus dans l'Eure

 

Le texte de la conférence prononcée par Claude Cornu le 13 décembre 2008 a paru dans la dernière livraison de la revue Etudes Normandes (n° 4 / 2008)(*) Nous avons donc préféré livrer auxvisiteurs de notre site quelques extraits de la presse départementale de l'époque, relatifs aux différents épisodes de l'Affaire.

 

 

 

 

 

  1. L'arrestation de Dreyfus en 1894.

Quelques jours avant l'ouverture du procès devant le Conseil de guerre, le journal monarchiste Le Vexin publie, le 2 décembre 1894, un article violemment antisémite intitulé "Le Juif". Cet antisémitisme n'est d'ailleurs pas l'apanage de la presse de droite.

"Le Juif

L'affaire Dreyfus, après tant d'autres, vient donner raison à Drumont, et il semble qu'il ne faudrait pas beaucoup en ce moment pour que la tribu de Judas… Mais, au fait, quelle pourrait bien être la solution, si le peuple, un beau matin, voulait en finir avec les Juifs ?…

On se souvient du mot de Roqueplan, au sortir d'une conférence de Walowski : "Ah ! que je voudrais le rétablissement de la Pologne ! – Pourquoi cela ? – Parce qu'on y fourrerait tous les Polonais". Nous aussi, n'est-ce pas, combien nous serions heureux de voir la restauration du royaume des Juifs !

En attendant que ces hommes de sac… d'écus aient leur royaume, nous devons songer à les fourrer hors de chez nous. Mais c'est la société qui, étant particulièrement enjuivée, doit y songer le plus et surtout s'y décider. "

 

•  L'acquittement d'Esterhazy (11 janvier 1898) et la publication de J'Accuse (13 janvier).

Dans les premiers temps de l'Affaire, et jusqu'à la découverte du faux Henry, la presse dans l'Eure est quasi unanimement antidreyfusarde. L'Industriel elbeuvien , journal républicain modéré diffusé dans certains cantons de l'arrondissement de Louviers, se réjouit de l'acquittement d'Esterhazy :

"Le commandant Esterhazy a été acquitté par le Conseil de guerre et reconnu innocent de l'accusation de trahison portée contre lui par M. Mathieu Dreyfus, qui avait ainsi la prétention de lui faire prendre la place de son frère Alfred, condamné à la détention perpétuelle."

Le même jour, le 15 janvier, Le Rappel de l'Eure, journal modéré imprimé à Evreux, abonde dans le même sens : "Nous avons toujours pensé que Dreyfus avait été justement condamné. Il faut avoir l'esprit de travers comme Zola pour penser autrement". Un autre article fustige Zola, "ce malheureux détraqué" : "Ce n'est pas une cellule à Mazas qu'il lui faudrait, mais un cabanon à Charenton".

Le ton est le même dans la presse radicale et un journal comme La Vallée d'Eure ne recule pas devant l'antisémitisme, comme le montre cet article du 16 janvier 1898 :

"Crapules ! "

C'est le mot d'un ouvrier, à l'issue du procès Esterhazy, adressé à une bande de Juifs, qui s'en allaient rasant les murs, leurs nez crochus enfouis dans leurs épaisses fourrures. Et cette épithète de crapules, lancée tel un soufflet retentissant à travers le visage crasseux de ces youtres, est une belle revanche du vieux sang gaulois qui coule encore dans les veines du populo.

Seul L'Echo républicain, journal radical de Gisors, brise le consensus et réclame dès le 6 février la révision d'un procès mené dans des conditions illégales : "Dreyfus a-t-il été condamné en violation de la loi ? Si oui, comme tout le laisse supposer, fût-il cent fois coupable et c'est ma conviction, le procès doit être révisé; C'est une question de justice".

 

•  Après la découverte du faux Henry.

A partir de septembre 1898, l'opinion se modifie après la découverte du faux Henry et le suicide de l'officier. Si la presse conservatrice persiste dans son hostilité, la plupart des journaux républicains considèrent la révision du procès comme nécessaire pour faire la lumière. Mais cette évolution n'est pas à l'abri de revirements ou d'hésitations. Témoin cet article paru dans Le Rappel de l'Eure , le 28 janvier 1899 :

"Où nous mène-t-on ?

Depuis de longs mois, en France, tout le monde aspire après le jour où la lumière complète, indiscutable, sera enfin faite sur cette lamentable affaire Dreyfus qui traîne après elle tant de ruines, tant d'inavouables passions.

Mais tous ne recherchent pas la lumière de la même façon. Certains, sans bruit, sans passion, l'attendent, calmes et résignés, avec une inébranlable confiance dans la justice de leur pays. D'autres, un masque sur la figure, se posent en vengeurs de l'innocence méconnue et en défenseurs de la vérité outragée et, embusqués derrière ce masque, sapent sans la moindre vergogne les fondements de la justice et de l'armée, base de toute société humaine.

(…) Dreyfus est-il, oui ou non, un traître ? La justice militaire a dit oui. Inclinons-nous. Cependant les juges des conseils de guerre étaient des hommes et, comme tels, sujets à erreur. Nous l'admettons. Or, c'est là également un fait et ce fait a besoin d'être démontré. Bref, il faut apporter la preuve de cette erreur.

Que nous ont donné jusqu'ici les défenseurs du condamné de l'île du Diable ? Des hypothèses, des affirmations gratuites, et sur ces hypothèses, sur ces affirmations, ils ont étayé des raisonnements fort ingénieux, puis accumulé de basses insultes et d'odieux racontars, mais pas l'ombre d'une preuve de l'irrégularité des jugements rendus par les conseils de guerre.

 

•  L'élection partielle de Louviers (12 et 26 mars 1899).

L'élection législative partielle qui se déroule dans l'arrondissement de Louviers les 12 et 26 mars 1899, afin de pourvoir le siège d'Ernest Thorel devenu en décembre sénateur, est particulièrement intéressante, en raison de la date et de la personnalité des candidats. Le scrutin se situe en plein cœur de l'Affaire, après la découverte du faux Henry et dans l'attente de l'arrêt de la Cour de cassation qui doit se prononcer sur la demande de révision. Les candidats ne peuvent éluder la question. Et parmi eux, celui qui au départ apparaît comme le favori de la compétition, Jules Develle, le candidat investi par le comité républicain du chef-lieu et soutenu par L'Industriel de Louviers . Républicain modéré, plusieurs fois ministre, il a été battu l'année précédente dans sa circonscription de Bar-le-Duc par un candidat nationaliste, qui l'a présenté comme un ami de la famille Dreyfus. Ce dont Develle s'est énergiquement défendu. Si les Lovériens ont fait appel à lui, c'est qu'il n'est pas un inconnu pour eux : il a été de 1872 à 1876 sous-préfet, puis de 1877 à 1885 député de l'arrondissement. Dès l'annonce de sa candidature, il se heurte à un tir de barrage de la part de plusieurs journaux qui reprennent contre lui les attaques qu'il a essuyées dans la Meuse l'année précédente. Durant toute la campagne, il se défend de toute relation avec les Dreyfus et s'il se présente comme révisionniste, c'est avec beaucoup de prudence. Il fait ainsi paraître dans L'Industriel de Louviers la lettre qu'il a adressée au Journal de Rouen pour dissiper "les bruits répandus, dans l'arrondissement de Louviers, par des personnes intéressées à discréditer sa candidature :

"Je n'ai pas de rapports avec la famille Dreyfus. Il est faux que je lui aie servi de conseiller pendant l'année 1897-1898. J'ai connu, il est vrai, il y a quelques années, à Bar-le-Duc, le beau-frère et la sœur de l'ex-capitaine, M. et Mme Kahn (…). Je ne leur aurais pas fermé ma porte après le jugement du conseil de guerre, mais ils étaient absents de Bar-le-Duc pendant la période des vacances, et depuis le mois de novembre 1894, je ne les ai pas vus. Je mets au défi l'Aurore et La Patrie d'apporter une preuve quelconque à l'appui de leurs accusations. Je suis d'ailleurs en mesure d'établir qu'au mois de mars 1898, M. Kahn a, devant plusieurs personnes, exprimé le regret que je n'aie pas soutenu la cause de son beau-frère.

Je n'avais pas le droit de soutenir la cause de Dreyfus (…). La justice avait prononcé : j'avais le devoir de respecter la chose jugée. Il me semblait impossible que les sept officiers loyaux et sincères, qui composaient le conseil de guerre, eussent pu frapper un de leurs frères d'armes sans avoir eu sous les yeux des preuves décisives de sa culpabilité.

(…) Mais, comme l'a dit M. Méline, depuis la découverte du faux Henry, la situation est changée. Ceux mêmes qui ont le plus sévèrement blâmé les attaques dirigées contre notre armée nationale et qui, en dépit de défaillances individuelles qu'il faut flétrir, ont confiance dans ses chefs, estiment aujourd'hui qu'il est nécessaire que le jugement de 1894 soit annulé ou confirmé. La justice est saisie : une demande en révision lui a été régulièrement soumise. La Chambre criminelle de la Cour de cassation l'a examinée ; pendant de longs mois, elle a procédé à une enquête approfondie, elle a vu tous les documents, elle a recueilli de nombreux témoignages ; la Cour suprême tout entière est appelée à se prononcer.

Je suis de ceux qui pensent que son arrêt devra faire loi pour tous les bons Français. "

 

Au soir du premier tour, Develle est largement battu, il n'obtient qu'un quart des voix. Au second tour, c'est le maire et conseiller général de Gaillon, Riberpray, républicain modéré mais antidreyfusard, qui l'emporte. Ainsi, le candidat révisionniste, auquel ses concurrents ont voulu accoler l'épithète de dreyfusard, est battu et c'est un antidreyfusard qui est élu. On ne peut manquer d'y voir une indication sur l'esprit public dans l'arrondissement.

 

•  Le procès de Rennes (7 août-9 septembre 1899) et la grâce (19 sept. 1800).

L'arrêt de la Cour de cassation et le procès de Rennes vont paradoxalement renforcer le camp antidreyfusard. Certes les journaux radicaux se rangent tous dans le camp dreyfusard. On peut signaler en particulier le revirement de La Vallée d'Eure, dont le rédacteur en chef fait publiquement amende honorable et écrit le 9 août, alors que débute le procès :

"Je l'avoue, moi qui pendant cinq ans ai honni Dreyfus comme traître à sa Patrie (…) je n'ai rien trouvé qui puisse l'accuser. Ce ne sont que suppositions et présomptions. Dreyfus vient de passer cinq ans au bagne. Est-ce un expiateur ? Est-ce un Martyr ? Aujourd'hui je tremble que ce soit un Martyr. J'attends anxieusement. Encore une fois, j'ai peur d'avoir insulté une victime."

Les journaux conservateurs, eux, ne désarment pas. Le Courrier de l'Eure se réjouit de la condamnation de Dreyfus et souligne le "courage" des membres du Conseil de guerre : "Ce serait presque les offenser que de les féliciter. Mais il nous est permis de nous réjouir pour la France qu'ils ont servie, pour l'armée qu'ils ont si noblement représentée". De ce côté, la grâce est jugée comme une mesure scandaleuse, une insulte à la justice militaire et à l'armée. Ainsi dans Le Vexin du 24 septembre :

"C'est fait ! Profitant de l'impunité provisoire dont jouit leur dictature, les ministres de M. Loubet lui ont arraché le décret qui gracie Dreyfus (…). Pour les dreyfusards du syndicat, pour la coalition judéo-maçonnico-protestante qui mène depuis deux ans l'abominable campagne en France et à l'étranger, ce n'est sans doute là qu'une demi-satisfaction, et personne ne sera surpris d'apprendre que, jusqu'à la réhabilitation formelle, Israël ne désarmera pas. La décision présidentielle n'en demeure pas moins un défi scandaleux à l'opinion saine, qui voit dans cette clémence inconsidérée un soufflet infligé à la justice militaire, une sanction donnée aux outrages dont l'armée ne cesse d'être abreuvée, une prime accordée aux condamnés riches de préférence aux pauvres, enfin une imprudence souveraine après l'initiation de Dreyfus au contenu des dossiers secrets. "

Mais les journaux républicains modérés, qui avaient portant accepté la révision, parfois, il est vrai, du bout des lèvres, manifestent au fil des mois leur agacement devant l'agitation entretenue par les dreyfusards et, lors des débats de Rennes ou à l'issue du procès, se rallient à la thèse de la culpabilité. Si Le Journal de Verneuil considère qu'il n'y a pas une preuve, "pas un zest de preuve" contre Dreyfus, ce n'est pas le cas de L'Industriel de Louviers. Le 13 septembre, commentant la condamnation de Dreyfus, le journal écrit :

D'après les dépositions des témoins dans les dernières audiences écrasantes pour Dreyfus, il était à prévoir qu'il serait condamné une seconde fois. Le réquisitoire (…) prouve que si l'on a cru un moment à l'innocence de Dreyfus, la fin des débats a montré sa culpabilité.

La grâce accordée par la président Loubet apparaît dès lors pour le rédacteur comme "un acte de clémence vraiment trop empressé".

Le 13 septembre, Le Journal du Neubourg, invitant ses lecteurs à s'incliner devant la décision des juges, concluait : "Et maintenant qu'on oublie Dreyfus et toute la juiverie pour ne songer qu'à l'exposition".

 

(*)On peut se procurer ce numéro en s'adressant à Etudes Normandes, 7 rue Thomas Becket, 76130 Mont-Saint-Aignan (courriel : etudes.normandes@univ-rouen.fr).

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