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le samedi 1er mars 2008,

Quand Louviers était janséniste
Aperçu de l'histoire religieuse lovérienne au dix-huitième siècle.

Conférence de Monsieur Nicolas Trotin
diplômé d'études supérieures de 1'Ecole du Louvre, doctorant en Histoire (Sorbonne-Paris IV), membre de la Société d'histoire de 1'Eglise de France et de la Société des Antiquaires de Normandie.

 

 

Le 1er mars dernier un public attentif a suivi la conférence de M. Trotin, consacrée à l'histoire du jansénisme et aux résonnances de cette doctrine à Louviers.

 

 

Si I' on connait souvent Ie jansénisme et ses discussions sur la nature de la grâce et de la prédestination par le prisme que présente l'histoire ô combien controversée de la célèbre abbaye de Port-Royal avec les hautes figures d'une Mère Angélique, d'un Arnauld, d'un Pascal, d'un Quesnel, on ignore souvent à quel point ce mouvement religieux et doctrinal fut un puissant acteur de l'histoire du royaume de France au dix-huitième siècle et combien il connut un singulier retentissement au sein de la province normande.

La controverse avait alors quitte l'arène austère des facultés de théologie et des studia conventuels pour prendre place dans la vie quotidienne des catholiques avec l'énergie que nombre de polémistes mirent à se battre après la non moins fameuse bulle Unigenitus .

L'indigence documentaire à laquelle est si souvent réduit l'historien au sujet des sources de l'histoire religieuse lovérienne trouve dans ce cas d'espèce un complément par I'imprimé qui permettra de replacer Louviers dans la grande histoire du jansénisme normand et, plus generalement, français.

Ci-dessous, l'intégralité du texte de M. Trotin
D'autant que Louviers a donné naissance à un célèbre janséniste : Jean-Baptiste Gaultier né en 1685, fils d'un apothicaire mais qui appartient à une famille comptant de nombreux chirurgiens. Entré au service successivement des évêques de Boulogne et de Montpellier (un Colbert), il se retire ensuite à Paris ou il écrit de nombreux textes polémiques en faveur de Ia cause janséniste, notamment contre les Jésuites. II n'hesite pas non plus a s'attaquer à Voltaire ou Montesquieu. n meurt en 1755 d'un accident de voiture a Gaillon ou il est enterré dans le chœur de l'église.

Quand Louviers était janséniste.

Aperçu de l’histoire religieuse lovérienne au dix-huitième siècle.

 

 

S’il est un serpent de mer de l’historiographie, c’est à coup sûr au jansénisme que l’on pourrait penser. En effet, rares ont été les thèmes de la recherche historique qui peuvent prétendre avoir ainsi retenu l’attention des chercheurs tout en déchaînant toujours les passions, jusqu’à nos jours, comme la chicane devait toujours être un élément rédhibitoire de ce qu’est le jansénisme. Mais si la question n’a jamais laissé qui que ce soit insensible, c’est qu’elle eut des partisans aussi acharnés à la défendre que des contempteurs décidés à l’anéantir, ce dès les premières heures de son existence.

Cette querelle du jansénisme va nous transporter dans la France d’Ancien Régime mais elle m’a paru trop vaste et trop complexe pour en venir immédiatement au cœur de mon propos, à savoir l’histoire religieuse lovérienne. Vous souffrirez donc que je remette d’abord dans une perspective générale le problème du jansénisme avant d’en venir à la question du diocèse d’Evreux et de la ville de Louviers en particulier.

 

Mais qu’est-ce donc que le jansénisme ? La question posée sous cette forme paraît bien simple voire simpliste ; elle est en fait insoluble tant elle recouvre une infinité de réalités historiques, dogmatiques, spirituelles, politiques, livresques, … A la question de la pluralité du jansénisme, on peut répondre en affirmant que ceux qui s’en recommandaient n’eurent jamais à la bouche et à l’esprit que l’unité de l’Eglise. Vous aurez reconnu là l’un des poncifs de la réflexion ecclésiologique de l’Eglise depuis ses premiers temps, Cyprien, évêque de Carthage au lendemain des persécutions de Dioclétien, en remplit de pleins volumes : dès qu’il y a rupture et que cette rupture remet en cause l’orthodoxie, réapparaît la question de l’unité. Et pour retrouver cette unité, on ne propose jamais qu’un seul et même remède : le retour à un avant, sorte d’ailleurs mythique, mythifié, un âge d’or que personne n’a connu mais auquel tout le monde rêve : l’Eglise primitive. Ce retour au temps apostoliques est cyclique : la réforme grégorienne, les grands conciles médiévaux comme le concile de Latran IV en 1215, le concile de Bâle, ou encore Vatican II, à quelques décennies de nous, le prouvent largement.

Ainsi, au XVIIe siècle, nous nous trouvons au lendemain d’un très fameux concile qui, pour les catholiques, est aujourd’hui encore incontournable puisqu’il fut l’occasion de fixer les dogmes fondamentaux et le droit canonique de manière définitive : il s’agit du concile de Trente. Ouvert en 1545, il avait été convoqué en réaction à la Réforme protestante qui, outremont, faisait des ravages dans les rangs catholiques, ôtant avec une fulgurance sans pareille royaumes et principautés de l’emprise de la papauté romaine, comme en Allemagne, et créant de sanglants conflits dans des terres plus indécises où les plus radicaux des deux camps, catholiques et protestants, devaient s’affronter sans merci pour la plus grande gloire de Dieu…

L’Eglise romaine avait ainsi convoqué un concile, solution qui lui avait toujours plutôt bien réussie au cours du Moyen Âge. Hélas pour les plus utopiques de ses pères, le concile de Trente, parce qu’il était le hochet du parti des intransigeants, devait bouter le protestantisme dans la géhenne éternelle, anathématisant les prétendus réformés, qu’ils fussent luthériens ou calvinistes, et en promulguant avec une force véhémente et toute l’autorité doctrinale de la Chaire de Pierre les dogmes les plus absolus qui, jamais, ne souffrir plus de contradiction dans le discours du magistère.

Parmi ces points, les pères conciliaires avaient défini nettement et proclamé le dogme de la transsubstantiation qui consiste à reconnaître, sous les formes des saintes espèces consacrées, le corps et le sang du Christ incarnés dans le pain et le vin au moment de la consécration. Les Protestants avaient nié ce dogme et reconnaissaient, au mieux, la consubstantiation, qui tient davantage du rapport mémoriel.

Un autre dogme fut rappelé : celui de la prédestination et de la grâce. Depuis la fin de l’Antiquité, cette question avait lourdement pesé sur les penseurs les plus insignes de l’Eglise mais ce fut Augustin, évêque d’Hippone, qui en détermina l’essence lors de la longue et pénible querelle pélagienne. Le docteur africain imposa ses vues : l’homme est une créature viciée jusqu’au jour du Jugement par le péché qui s’est immiscé en lui lors de la faute originelle commise par Adam et Eve au Jardin d’Eden lorsqu’ils mangèrent du fruit interdit à l’invitation du serpent. Toutefois, de sa nature parfaite originelle, l’homme conserve une capacité à juger du bien et du mal qu’il décide de faire ou de ne pas faire en fonction de ses propres vues, en usant de son jugement, c’est-à-dire de son libre arbitre. A cela s’ajoute un élément de poids : l’amour de Dieu. Cette caritas divine est attribuée par le Créateur à tout un chacun selon des causes qui échapperont toujours à l’entendement humain : ainsi, Dieu peut sauver un tel et condamner à la mort éternelle tel autre, sans explication. Partant, on définit la prédestination, c’est-à-dire le fait qu’une créature de Dieu est prédestinée à être de telle ou telle manière dans sa vie, selon ce que Dieu avait décidé dans son omniscience, depuis l’origine des âges. Si l’on résume, à très gros traits, la question, on en peut schématiser de la manière suivante le processus : un homme peut décider, en faisant usage de son libre arbitre, de faire le bien ou le mal car il connaît ce qui l’attend et peut mesurer les conséquences de ses actes. Or, s’il est réprouvé au bien, il devra tâcher de se justifier aux yeux de Dieu en menant une vie exemplaire et pénitente, en priant et s’anéantissant soi-même au service des autres, car c’est par les autres que l’on rencontre Dieu et qu’on le peut toucher et attendrir. Ainsi, à la seule justification par la foi que défendaient les Réformés, l’Eglise catholique romaine répondait par la justification par les œuvres, complémentaire de la foi et indispensable pour ressentir les mouvements de la grâce qui sont ces signes par lesquels Dieu manifeste son assentiment et son soutien.

Après le concile qui s’était achevé en 1563, une fois la France pacifiée et Henri IV sur le trône de France, on vit une floraison d’œuvres réformatrices pour remettre l’Eglise de France à flots. On réforma les diocèses et la province ecclésiastique de Rouen ne fut pas en reste, qui réunit un vaste concile où s’illustra notamment l’évêque d’Evreux, Claude de Sainctes. On entama la très difficile réforme des mœurs du clergé qu’il fût régulier ou séculier, on créa des ordres nouveaux parmi lesquels il faut citer les jésuites ou membres de la Société de Jésus fondée par Ignace de Loyola. Et, surtout, on entreprit une vaste croisade d’éducation des masses catholiques par des missions notamment menées dans nos régions par les infatigables frères capucins qui sillonnaient les villes et les campagnes pour prêcher, exhorter les bonnes gens à une vie sainte et pieuse dans le respect des règles édictées par leur Mère l’Eglise, et les inciter à pratiquer et à ne pas vivre les sacrements que comme des rites de passage. L’église réinvestissait le champ du social avec un esprit de croisade que des chercheurs comme Robert Sauzet ont bien mis en lumière.

Un autre versus parmi les prolégomènes dont je ne puis faire l’économie : l’humanisme. Depuis la fin du XVe siècle, un certain renouveau des lettres avait permis, sous l’impulsion initiée par la découverte du corpus platonicien notamment, de donner un souffle nouveau à la philosophie ; une nouvelle vision de l’homme s’était peu à peu imposée au début du XVIe siècle dans les milieux cultivés et érudits, un homme fondamentalement bon et tourné vers le bien, capable de trouver Dieu dans l’étude notamment. Cette réflexion sur la place de l’homme devant Dieu aboutit à la publication, en 1588, d’un livre d’où nous reparlerons : La concorde du libre arbitre avec les dons de la grâce, du jésuite Luis de Molina. Cette utopie humaniste, qui n’a rien d’anthropocentrique mais qui demeurait alors christocentrique, en cela que l’homme n’est pas une quête pour soi mais ne se cherche qu’en tant qu’il cherche Dieu, fut tout d’abord contestée par les Réformés, confortés qu’ils étaient par le contexte des guerres de religion, et l’on citerait, par exemple, à l’envi les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné. Mais les milieux extrémistes catholiques ne furent pas en reste. Et l’on vit se dessiner, au tournant des XVIe et XVIIe siècles un anti-humanisme, très bien étudié aujourd’hui grâce notamment aux travaux d’Henri Gouhier et de ses étudiants.

C’est dans cette veine en réaction à l’humanisme que se déploya le jansénisme. Il est né d’une réfutation du livre de Molina qui prônait la totale liberté de la créature pour faire son salut et transformer le monde à son gré, et qui avait en quelque sorte évacué Dieu de l’univers ; le Jardinier était expulsé du Jardin… Or tous les collèges jésuites adoptèrent ce système et la rivalité entre ces institutions scolaires performantes et très courues et la vieille université dont les enseignements étaient encore bien perclus (l’image du Sorbonnard à la Rabelais est encore vivace à cette période) devait conduire les universitaires à réagir et à répondre contre un nouveau mal. C’est ce que fit Cornelius Jansen, alias Jansénius, professeur à l’université de Louvain, promu évêque d’Ypres en 1634, dans son livre posthume intitulé l’Augustinus.

A l’inverse de la thèse moliniste, celle de Jansénius est fondée sur la corruption foncière de la créature à jamais maculée de la tache originelle. Il ne peut se sauver seul et doit attendre son salut d’une grâce purement gratuite que lui accordera peut-être Dieu. On parle du couple antagoniste concupiscence/grâce, qui fera dire à Pascal : «  Toute la foi consiste en Jésus-Christ et en Adam ; et toute la morale en concupiscence et en grâce ». Il n’y a qu’une seule solution pour plaire à Dieu d’un cœur contrit : se convertir de manière absolue et abandonner les oripeaux de la vie peccamineuse et concupiscente.

C’est à gros traits le grand fondement de la doctrine janséniste qui eut bien sûr des implications dogmatiques mais également morales et sociales au point que René Taveneaux put écrire une Vie quotidienne des jansénistes aux XVIIe et XVIIIe siècles. Mais pour connaître un tel succès, il fallut que le jansénisme rencontrât un catalyseur : ce fut le monastère de Port-Royal.

En effet, l’abbesse du fameux monastère qui a donné son nom au mouvement et auquel on le réduit si souvent de manière bien étriquée, la célèbre Mère Angélique Arnauld, portraiturée par Philippe de Champaigne, appartenait à la famille des Arnauld, issue de l’office, et était la sœur d’Antoine que l’on appellera le Grand Arnauld. Tous deux étaient les neveux de Robert Arnauld d’Andilly, un familier de Jean Duvergier de Hauranne, abbé de saint-Cyran, qui seconda et collabora avec Jansénius. D’ailleurs, Saint-Cyran fut le directeur de conscience de la Mère Angélique quand celle-ci réforma le monastère cistercien de Port-Royal en y rétablissant avec fracas la discipline claustrale lors de la célèbre journée du guichet (25 septembre 1609).

Le rayonnement spirituel de l’abbaye de Port-Royal fut tel que venaient s’y rassembler de grandes figures de la plus haute noblesse comme la duchesse de Longueville, veuve du gouverneur de Normandie et surtout héroïque frondeuse, ou Madame de Sablé pour ne citer qu’elles. Et ce fut d’ailleurs après avoir été interrogé par Mme de Sablé que le Grand Arnauld écrivit le livre qui fit date dans l’histoire du mouvement : De la fréquente communion. Il y prône un recours minimal à la communion eucharistique car le chrétien est avant tout un pécheur qui, loin de pouvoir trouver quelque réconfort et quelque nourriture spirituelle dans la consommation des saintes espèces, ne faisait jamais qu’entacher son âme d’un péché plus grave car il avait communié en ayant l’âme impure. Tout était dit : nul n’osait plus alors communier de peur d’aggraver son péché…

Le grand engouement connu par Port-Royal, avec les Messieurs dont Pascal et Racine ne furent pas des moindres, posa problème tant à la couronne qu’à Rome. Les jésuites s’étaient dès le début montrés très hostiles aux positions de l’évêque d’Ypres dans lesquelles ils voyaient un renouvellement des thèses de Calvin. Ainsi, la Compagnie de Jésus obtint successivement deux bulles, l’une en 1643 (In Eminenti) et l’autre en 1653 qui censuraient cinq propositions extraites de l’Augustinus par le syndic de la Sorbonne mais les jansénistes eurent alors beau jeu : ils distinguaient le droit du fait, c’est-à-dire qu’ils reconnaissaient que ces propositions étaient hérétiques et qu’on ne pouvait y adhérer mais ils prétendaient ne pas les trouver dans le texte de Jansénius.

Ce fut un lamentable échec pour les autorités royales et ecclésiales. Le jansénisme triomphait aux yeux du monde. Il fallut réagir. En 1657, l’assemblée du Clergé de France, émanation de l’ensemble des bénéficiers du royaume convoqués pour s’entendre sur le montant du don gratuit, à savoir le montant de la contribution financière accordée aux caisses du trésor royal, imposa à tous les religieux et tous les prêtres la signature d’une déclaration qui désavouait les thèses de l’Augustinus. Deux arrêts royaux devaient confirmer l’obligation de signer ce qu’on appellerait le Formulaire.

Evidemment, les religieuses de Port-Royal, abbesse en tête, refusèrent de signer suite à la conversion aussi miraculeuse qu’inattendue de la fille du peintre Philippe de Champaigne, dans laquelle les religieuses virent un signe de l’approbation divine à leur résistance. Or, le roi Louis XIV avait, quelques temps plus tôt, informé le Conseil de sa volonté d’extirper le jansénisme. Les religieuses finirent exilées en 1664. C’était le début d’une longue agonie, ce que les historiographes de Port-Royal appelèrent la « Grande Persécution » qui devaient conduire à la destruction de l’abbaye sous les ordres notamment d’un certain Jean Le Normant, futur évêque d’Evreux.

Dernière figure incontournable, Pasquier Quesnel. Ce prêtre qui appartenait à la congrégation de l’Oratoire fondée par le cardinal de Bérulle et dont le séminaire fut une véritable pépinière de jansénistes, était très attaché à un augustinisme dur et noir. Réfractaire au Formulaire, Quesnel s’était enfui à Bruxelles où il avait retrouvé le Grand Arnauld, également exilé. Depuis son exil, il continuait à écrire et à publier des ouvrages de théologie de grande valeur par ailleurs. En 1693, il avait publié des réflexions morales dont Louis XIV, après avoir opéré un revirement politique en faveur des relations ultramontaines, fit condamner 100 propositions par le pape qui fulmina, le 8 septembre 1713, la fameuse bulle Unigenitus, qui cristallisa les affrontements.

La bulle ne creva pas l’abcès. Pire, elle empira le mal : une partie de l’épiscopat français la rejeta et il fallut forcer la main à la Sorbonne pour qu’elle l’enregistrât. Autour de l’archevêque de Paris, Mgr de Noailles, une douzaine d’évêques résista aux injonctions de Louis XIV. Quant aux parlements, qui s’entremirent car les parlementaires gallicans y voyaient une intrusion insupportable de Rome dans les affaires de l’Eglise de France, ils regimbèrent. Peut-être est-il ici utile d’ajouter un petit addendum à propos du gallicanisme ; il puise ses racines dans le moyen-âge et la crise qui survint entre la couronne de France et la cour de Rome, entre un souverain qui modernisait la monarchie médiévale et un pape qui tenait plus que tout à la théocratie pontificale, entre Philippe le Bel et sa puissante administration centralisatrice et Boniface VIII qui considérait que les souverains temporels étaient tous assujettis à la puissance spirituelle du successeur de Pierre. Ce gallicanisme s’était nourri tout au long du moyen âge et de la période moderne de réflexions intellectuelles qui tiennent toutes de l’histoire et de la sophistication de la philosophie politique et le Concordat de Bologne, sous François Ier, tenait de cette mesure, qui reconnaissait au roi de France le droit de nommer aux principaux bénéfices de son royaume et d’en toucher les revenus en cas de vacance du siège. Au XVIIe siècle, les libertés de l’Eglise gallicane, telles qu’elles avaient été élaborées et défendues au moment du concile de Bâle notamment, étaient tenues pour des lois fondamentales : selon ce corpus, le pape était bien le chef spirituel de l’Eglise de Rome et le vicaire du Christ sur Terre ; toutefois, l’Eglise de France n’était pas soumise à l’Eglise de Rome et la prééminence romaine n’était que spirituelle ; en aucun cas, le pape ne pouvait s’imposer en France, ni au roi, ni à l’Eglise qui brandissait depuis des siècles la possibilité de s’auto-gouverner par le biais du concile. C’était aussi proclamer la supériorité du concile sur le pape, toute chose qui avait été mise en place à la fin du moyen âge lors de la période du Grand Schisme et de ses conciles de Bâle et de Constance, sur fond de guerre de Cent Ans.

Revenons à notre jansénisme. La période de la Régence de Philippe d’Orléans offrit un moment de répit aux jansénistes qui devinrent, contre toute attente, encore plus virulents. La Sorbonne rejeta finalement la Bulle, en appela du concile auprès du pape Clément XI en lui envoyant un huissier, et les parlements la déclarèrent irrecevable. Enfin, en mars 1717, quatre évêques, tous de notoires jansénistes, Soanen (Senez), Colbert (Montpellier), La Broue (Mirepoix) et de Langle, ancien chanoine d’Evreux, évêque de Boulogne, en appelèrent en Sorbonne de la constitution Unigenitus tout en demandant la tenue d’un concile pour statuer. La bombe était amorcée pour le XVIIIe siècle. On distingua, par la suite, appelants et constitutionnaires, les premiers, jansénistes, rejetant la Bulle, les seconds, orthodoxes, s’y soumettant.

Comme les Parlements avaient rejetaient également les lettres Pastoralis oficii de 1718 qui excommuniaient les appelants, et puisque le puissant cardinal de Noailles, archevêque de Paris, était indécis, toutes les tentatives d’accommodement furent ruinées. Finalement, on tenta de revenir à une vieille recette du siècle précédent, la Paix clémentine, quand le pape Clément IX avait imposé le silence respectueux, c’est-à-dire avait interdit que l’on parlât du fond du débat. Mais ce fut un échec. Finalement, en 1722, à force d’exaspération, le Régent imposa la signature obligatoire du Formulaire d’Alexandre VII. Dès lors, les clivages furent incompressibles.

Je ne vous ai rappelé que les éléments utiles à notre réflexion car l’histoire du jansénisme ne se limite pas à ces quelques passes d’armes, aussi grandioses soient-elles. Venons-en maintenant à la question du jansénisme en Normandie et à Louviers.

 

La question est beaucoup plus délicate car nous manquons encore d’une vaste étude synthétique sur la Normandie religieuse et l’on s’est bien souvent contenté, de bon ou de mauvais gré, de quelques remarques publiées de ci de là dans diverses études générales. Il manque par exemple une étude sur la réception et le tollé provoqué en Normandie par un livre jésuite intitulé Apologie des Casuistes qui fit monter au créneau tous les grands chapitres cathédraux de la province. Nous ne disposons pas d’une seule étude récente et mise à jour sur les grands controversistes anti-jansénistes tels Zacharie de Lisieux ou Jacques Du Bosc. De la même façon, on ignore largement quelle position retinrent les anciens monastères devant le jansénisme, même si l’on repère, au fil des archives, tel monastère de Saints-Pierre-et-Paul-de-Castillon à Conches qui fit officiellement enregistrer aux greffes du notariat apostolique une déclaration de rejet de la bulle. Le chapitre de la cathédrale d’Evreux passa pour janséniste, notamment parce qu’il affronta régulièrement Mgr Le Normant qui, récompensé pour son zèle de théologal de Paris à détruire le monastère de Port-Royal, avait obtenu le siège épiscopal ébroïcien. Il n’en est rien ; à la vérité, il existe encore un manuscrit mal connu qui conserve, pour le XVIIIe siècle, la soumission au Formulaire de tous les chanoines d’Evreux, siège où il n’y eut d’ailleurs qu’un seul évêque janséniste, Mgr Gilles Boutaut, au XVIIe siècle. Les autres prélats demeurèrent orthodoxes et soumis aux exigences de la bulle Unigenitus, en d’autres termes, ils furent constitutionnaires.

C’est au XVIIIe siècle que le jansénisme dépassa le strict cercle des religieux et des controversistes, et eut un impact sur les populations. On ne cite plus les nombreux parlementaires rouennais qui appartinrent au Parti pas plus que l’on ne dénombre ceux des ecclésiastiques qui adhérèrent au jansénisme. Si le mouvement devait connaître dans les années 1730 des bouleversements apparentés à l’illuminisme avec les convulsionnaires de Saint-Médard qui devaient à jamais discréditer les partisans de Jansénius, la Normandie s’en tint à un jansénisme polémique et dogmatique où les affrontements furent toujours hautement théologiques, même s’ils eurent, le cas échéant, de regrettables conséquences politiques et humaines.

La première occurrence de jansénisme à Louviers, on la repère incidemment dans une plaquette anonyme, publiée à Rouen en 1719. Cette Lettre à Monsieur Mallet, Prêtre de Louviers…relate une histoire qui paraîtra bien singulière. L’abbé Mallet appartenait au diocèse de Rouen mais il était devenu « par son mérite » [1] prêtre habitué de la paroisse de Louviers, c’est-à-dire qu’il suppléait les clercs titulaires et vivait, comme nombre de congruistes, de l’honoraire des messes qu’il pouvait célébrer pour telle confrérie, par exemple. Le dit abbé Mallet était également chargé du catéchisme auprès des enfants de la paroisse. En prévision de la première communion de certains d’entre eux, qui devait avoir lieu lors de la fête de Pâques 1719, le prêtre interrogea les enfants au sujet de la bulle Unigenitus et les obligea à signer le Formulaire. Tous les enfants signèrent, évidemment. Le scandale fut immense mais l’objectif apologétique fut atteint et le polémiste constitutionnaire pouvait ainsi s’écrier : « Qui est-ce qui ne doit s’y rendre & reconnoître que c’est Dieu qui parle en eux & qui a confirmé par leur bouche ce qu’il a dit par celle du successeur de S. Pierre ? N’est-ce pas en cela même que leur témoignage peut être regardé en quelque manière comme miraculeux, & n’est-ce pas une raison pour en faire la foi de toute l’Eglise ? […] Méprisera-t-on leur enfance ? Mais c’est de cet âge que la candeur & la simplicité rendent à la vérité un témoignage moins suspect & plus irrefragable. » [2]

Il faut dire que cet événement se situait dans un contexte particulièrement tendu. En effet, quelques temps plus tard, en 1727, le concile d’Embrun avait condamné l’évêque janséniste de Senez, Jean Soanen, et les appelants criaient à hue et à dia pour obtenir la réunion d’un concile national chargé de statuer sur ces questions hors de Rome dont ils ne reconnaissaient pas la primauté, en bons gallicans qu’ils étaient. L’initiative de l’abbé Mallet tombait à point nommé : elle pouvait être exploitée – et ne manqua pas de l’être – comme un signe absolu : « Les appelans ne peuvent plus demander de Concile ; Il n’y a personne de bonne foi, que ne reconnoisse qu’un Concile n’ajouteroit rien au témoignage de la simplicité la plus candide que vous venez de faire rendre à la Bulle par tous les Enfans d’une première Communion. » [3]

Mais, me direz-vous, si ces enfants avaient accepté la bulle, c’est que leurs parents ne devaient rien y entendre et qu’il leur sembla plus simple de céder aux objurgations du prêtre. Il semble que Louviers ne fut pas si tranquille qu’on le pourrait penser… Certes, la ville est restée célèbre jusqu’à nos jours pour ses possédées, l’abbé Picard, Madeleine Bavent, et l’on écrit encore de nos jours pour s’interroger sur le pourquoi et le comment de ces possessions énigmatiques. On a davantage oublié l’épisode janséniste. Et pourtant. Le bon abbé Mallet avait été ri dans la ville et les environs mais il serait erroné de croire qu’on s’en était moqué avec ironie et mépris. Bien au contraire, les débats devaient être suffisamment connus des populations pour qu’une telle affaire reçût un accueil beaucoup plus large qu’on ne le peut penser. D’ailleurs la relation s’arrête sur l’exploit de l’abbé Mallet qui réussit à convaincre un enfant rénitent qui cependant lui assura qu’il signait mais qu’il savait que « lorsqu’on est contraint de le faire par violence, on peut s’en relever en allant aussi-tôt faire une protestation contraire chez quelque Notaire de la Ville. » [4] C’était là une tactique mise au point par les religieuses de Port-Royal qui, à peine avaient-elles signé quelque abjuration, accouraient chez un notaire pour en appeler comme d’abus…

Le jansénisme avait donc bien pénétré l’esprit des Lovériens et il ne faudrait pas oublier que Louviers avait donné naissance à l’une des gloires oubliées du jansénisme du XVIIIe siècle : l’abbé Jean-Baptiste Gaultier. L’auteur anonyme de la Lettre à Monsieur Mallet écrivait non sans malice que « le Diable dont on dit que les Religieuses de Louviers ont été autrefois possédées, outré de se voir chassé de leur Monastere, & de n’avoir plus de prise sur ces bonnes filles qui depuis tout ce tems-là vivent dans une excellent odeur, en est devenu plus méchant, & par desespoir s’est fait Janseniste. » [5] . Le très vénérable historien du diocèse d’Evreux, le chanoine Bonnenfant, n’en parle qu’à demi-mot, évoquant le départ pour Boulogne de Mgr de Langle, chanoine d’Evreux, autre gloire janséniste déjà nommée plus haut, dont l’histoire pourrait nous retenir des heures, emmenant avec lui un prêtre de Louviers janséniste… Il s’agissait sans nul doute de Jean-Baptiste Gaultier dont l’œuvre de polémiste fut considérable. Il avait fait ses études au Collège d’Harcourt mais comme il refusait de signer le Formulaire, malgré ses compétences de théologien, il ne put être agrégé à la compagnie des théologiens de la Sorbonne et alla parfaire ses études chez les oratoriens, en leur célèbre séminaire de Saint-Magloire dont j’ai déjà évoqué le nom plus haut. Lorsqu’il revint à Louviers, à l’instar de l’abbé Mallet, Jean-Baptiste Gaultier faisait le catéchisme aux enfants de la paroisse mais lorsqu’il s’opposa au sieur Mallet, l’évêque d’Evreux, Mgr Le Normant, le même qui avait veillé à la destruction de Port-Royal, le menaça d’une lettre de cachet, c’est-à-dire d’un emprisonnement, et Gaultier ne dut sa liberté qu’à la protection du Parti en la personne de Mgr de Langle, devenu évêque de Boulogne [6] . Il servit avec un zèle sans mesure Mgr de Colbert à Montpellier qui compta également comme évêque parmi les plus ardents défenseurs du jansénisme, avant de poursuivre ses travaux dans l’anonymat parisien.

S’il écrivit à tout propos pour défendre le Parti dans tout le Royaume de France, un jour à Montpellier, le lendemain à Boulogne, un troisième jour à Paris, il n’oublia pas sa province maternelle et son « spectre » devait y planer toutes ces années.

Et c’est à lui que l’on doit la fameuse Critique du ballet moral dansé au Collège de jésuites de Rouen au mois d’Août 1750. L’abbé Gaultier, animé d’une rage peu commune contre les frères de la Compagnie de Jésus, estimait que ce ballet était « un de ces Monumens qui doit servir à jamais de témoignage contre les Jésuites » [7] . C’était une pratique pédagogique très moderne que d’utiliser la danse et le théâtre pour inculquer les valeurs morales et la piété aux élèves et les travaux sont désormais nombreux qui montrent les vertus propédeutiques de l’enseignement jésuite si avant-gardistes qu’il y aurait encore bien des choses à y puiser pour nos têtes blondes… Bien évidemment, ce type de spectacle choquait les rigoristes jansénistes dont l’abbé Gaultier qui pouvait s’exclamer, scandalisé : « Est-ce pour former des Danseurs, que le Collège Archiépiscopal de Rouen a été fondé ? Comment a-t-on osé placer le nom de Jésus avec le plaisir & la danse ? Qu’a de commun la lumiere avec les ténèbres, Jesus-Christ avec Bélial ? » [8] La sentence terrible tombe soudain de la  bouche de l’abbé Gaultier : « Qu’il est triste pour l’Eglise, que des hommes qu’elle compte au nombre de ses Ministres, aient moins de délicatesse sur l’article des jeux & des spectacles, que des Juifs attachés aux cérémonies de leur Loi ! » [9] Et plus loin, il poursuit : « Le Jésuite est toujours Jésuite. Simia semper simia. Où les autres ne voient que peril, que tentations, que péché; un Jésuite y voit tout le contraire. » Enfin, la condamnation est sans appel : « Les Jésuites sanctifient tous les crimes qu’ils font, ou qu’ils permettent. » [10]

Dire que l’abbé Gaultier fut un parfait contempteur des Jésuites, vous l’avez compris, n’est pas un jugement sévère. Et il fit de sa plume un boutoir contre le molinisme et toute forme d’humanisme chrétien, tout rigoriste qu’il était. On lui doit notamment un ouvrage publié posthumément intitulé Lettres théologiques dans lesquelles l’Ecriture sainte, la Tradition & la Foi de l’Eglise sur les mystères de la Trinité, de l’Incarnation, de la Prédestination & de la Grace sont vengées et defendues contre le système impie et socinien des PP. Berruyer et Hardouin Jésuites (1756). Dans trois abondants tomes in-12, toute sa doctrine est résumée : le système historique développé par les Jésuites Berruyer et Hardouin est rejeté méthodiquement au fil des 1200 pages de l’ouvrage [11] .

Si la personnalité de l’abbé Gaultier dépasse de loin par son envergure et la variété des problèmes qu’il aborda le cadre de cette conférence, il est bon de garder son image à l’esprit car l’intransigeance qu’il manifestait volontiers n’était pas partagée par tous les Lovériens ; bien plus, la bonne ville drapante était coupée en deux et elle allait réapparaître au gré d’une célèbre affaire qui fit vaciller le Parlement de Rouen et dans laquelle on peut assurément voir l’origine de sa suppression.

Le scandale ne vint pas de Louviers mais de Verneuil qui, au XVIIIe siècle, fut le théâtre d’une affrontement religieux d’une violence sans pareille, dont l’écho devait se retrouver jusqu’à Rouen, en passant par Louviers [12] . De quoi s’agissait-il ? D’un refus de sacrement. On entend par ce terme une série d’affaires qui consistaient toutes en une même trame : un prêtre appelant était à l’agonie et demandait le saint Viatique mais le confesseur qu’on lui envoyait exigeait qu’il signât le Formulaire et un billet de confession marquant l’adhésion à la Bulle Unigenitus pour l’administrer ; le moribond refusait alors et mourait sans les sacrements. Vaste scandale qui ne laissait pas un Français de marbre à l’époque.

Or, à la fin d’avril 1753, l’abbé Le Fournier, prêtre habitué à La Madeleine de Verneuil, était tombé malade. Il avait demandé les derniers sacrements mais le curé de la Madeleine, l’abbé Le Mercier de La Trogne, ancien jésuite, les lui refusa puisqu’il ne voulait pas signer de billet de confession. Le 30 avril, le Procureur du Roi, Nicolas-Rémy de Glapion, jeune janséniste parisien aux dents longues, intervint pour obliger le curé à administrer son collègue dans la cléricature. Cependant, le lieutenant général du bailliage, le sieur de Brétignières, constitutionnaire, prit tout son temps pour aller signifier à l’abbé Le Mercier la sentence du procureur si bien que l’abbé Le Fournier était mort sans avoir été administré.

Le scandale fut énorme et l’exemple de Verneuil éclaire celui de Louviers car on y voit une bourgeoisie divisée entre les pro-jansénistes et les pro-constitutionnaires, chacun s’étant attaché une partie du clergé ; on y voit également un clergé local divisé entre les jansénistes déclarés, regroupés et puissants, et les constitutionnaires protégés par leur évêque et capables de jouer de leurs relations et de leur entregent religieux pour arriver à leurs fins. La guerre ne faisait que commencer.

On ne s’en tint pas au cas de l’abbé Le Fournier. Un laïque, Dodin, marchand de son état, ne fut administré, sur son lit de mort, qu’après avoir prêté serment de son adhésion à la bulle Unigenitus. Le curé Le Mercier était allé trop loin et la contestation le poussa à fuir auprès de son évêque, Mgr de Rochechouart, qui était alors en compagnie de M. de Folleville, président au parlement de Rouen. La famille de l’abbé Le Fournier avait, entre temps, porté l’affaire devant le Parlement et était défendue par le célèbre Thomas du Fossé, avocat dont la hargne janséniste est bien connue et qui ne ménagea pas ses talents de polygraphe et de polémiste ; c’est sans doute lui qui fut l’auteur de la Relation qui nous constitue la source principale de ces évènements. Le parlement décréta d’ajournement le curé de Verneuil le 6 juin 1753 mais le calme ne revint pas car le vicaire de l’abbé Le Mercier, l’abbé Lancesseur, augmenta le scandale d’une nouvelle affaire de refus de sacrements à l’encontre de la personne de l’abbé Delaunay, un autre prêtre habitué.

Les manœuvres dilatoires furent nombreuses, on déplaça l’évêque d’Evreux qui lui-même jouait aux chaises musicales avec le clergé vernolien pour éviter la réalité des poursuites parlementaires. Or, Mgr de Rochechouart disposait du soutien de la Cour et le Conseil d’Etat cassa chaque sentence du Parlement. Au cœur de ce brûlot, un autre scandale éclata alors à Louviers.

Perturbés par les nouvelles qui arrivaient de Verneuil, les esprits s’échauffaient et le sermon prononcé le dimanche 8 juillet 1753 à Louviers par l’abbé Lamprières, vicaire de Notre-Dame, fit grand bruit. D’après le nouvelliste janséniste, on reprochait au clerc lovérien « d’avoir avancé plusieurs propositions séditieuses tendantes au Schisme, attentatoires à l’autorité du Roi & au respect dû aux Magistrats. Ce prône occasionna dans l’Eglise beaucoup de murmures, & fit grand bruit à Louviers. » On en instruisit le premier Président du Parlement, M. de Pontcarré, qui covoqua le vicaire afin de réduire cette affaire avant qu’elle ne vînt aux oreilles des parlementaires. Le 15 juillet, il envoya alors à Louviers le sieur Limare, huissier de la Cour de Parlement, qui porta à l’abbé Lamprières injonction de se présenter à sa suite à Rouen et d’y apporter son prône. « Le 16, nous précise la relation, à deux heures du matin le Vicaire étoit à Rouen. »

Le président le reçut et impressionna suffisamment l’abbé Lamprières qui se défendit avec maladresse. Le président s’était saisi de son prône et, l’ayant lu, déclara : « Je n’y trouvai que beaucoup de propositions ultramontaines, assez mal conçues et mal appuyées. Le Vicaire me parut stupide et ignorant, au point que lui ayant parlé des Libertés de l’Eglise Gallicane, il me demanda ce que c’étoit que ces Libertés. Je lui lavai la tête, & afin qu’il ne prêche plus dans la suite pareilles maximes, je lui ai fait signer un billet. » Les parlementaires agissaient comme les évêques et Lamprières signa un billet de confession. Je m’étonne de la conduite de cet ecclésiastique et il y a fort à parier qu’il joua l’imbécile pour se sortir de ce mauvais pas.

Nous connaissons la teneur du billet : « Je reconnois que les constitutions des Papes ne sont regardées en France comme regle de foi, qu’autant qu’elles ont été reçues unanimement par toute l’Eglise, ce que je crois & m’oblige de soutenir. ». En signant ce billet, l’abbé Lamprières s’était transformé en appelant car pour qu’une décision pontificale fût reçue « unanimement par toute l’Eglise », il fallait un concile, concile auquel appelaient à corps et à cris les jansénistes depuis 1717…

Le premier président pensait avoir étouffé l’affaire mais certains des parlementaires considérèrent le sujet trop important pour ne pas engager une procédure devant les chambres assemblées, c’est-à-dire devant le corps du Parlement assemblé pour délibérer à ce sujet. Le 19 juillet, la séance eut lieu : on retint le texte du prône comme pièce à charge puis on publia un arrêt qui faisait éclater au grand jour la réalité du scandale de Louviers. La tentative du premier président avait pour le moins échoué…

Pendant ce temps, le bras de fer engagé à Verneuil se poursuivait et de partout on soufflait sur les braises. Delaunay, le prêtre appelant, n’était pas encore mort et réclamait à haute voix les sacrements ; le clergé vernolien et Mgr de Rochechouart les lui refusaient. Le Parlement tenta d’imposer sa volonté à l’évêque qui, après avoir été condamné à une amende de 6.000 livres, fut décrété de comparance personnelle, tant et si bien qu’il se réfugia auprès du roi à Compiègne. Ce fut, parmi toutes les affaires de refus de sacrements qui secouèrent le royaume, le seul et unique cas où un Parlement décréta un évêque d’ajournement personnel et le scandale n’en fut que plus retentissant. Mais l’évêque était soutenu par le pouvoir royal qui fit arrêter l’huissier du Parlement puis envoya le marquis de Fougères mettre fin aux agissements des parlementaires. Le dit marquis appartenait à la grande aristocratie d’épée ; il méprisait donc de tout son saoul cette compagnie de robins qui voulait imposer sa volonté à un évêque, de surcroît issu de l’une des plus illustres familles du royaume. La partie se durcit encore quand le marquis de Fougères, pénétrant en l’assemblée parlementaire, ne se découvrit pas et biffa les registres devenus ainsi caduques, au grand dam des parlementaires

Pendant ce temps, l’abbé Delaunay était mort sans le secours des sacrements et, de concert avec l’autorité royale, Mgr de Rochechouart exila tous les prêtres vernoliens convaincus de jansénisme tandis que l’interdit les poursuivait dans toute la province apostolique de Normandie. Mgr de Rochechouart avait en quelque sorte vaincu le Parlement, il y avait gagné son transfert à l’évêché de Bayeux dont le bénéfice représentait quelques 40.000 livres de rentes annuelles.

Sur ces entrefaites, le sieur Lamprières s’était enfui de Louviers pour échapper aux poursuites judiciaires mais craignant d’être pourchassé, il se rendit au parlement de Rouen, accosté du curé de Louviers. Tous les deux visitèrent plusieurs parlementaires, l’abbé Lamprières protesta de sa soumission, déclara qu’il s’était trompé, reconnut sa faute, et assura « qu’à l’avenir il ne tomberoit plus dans de pareils écarts ». On en demeura là pour la question religieuse car la contestation parlementaire, exprimée par des Remontrances solennelles, prit un tour politique bien analysé par ailleurs, qui mena à la suppression pure et simple du Parlement de Rouen et à son remplacement par un système de cours supérieures empêchées d’agir par les tenants du Parlement réinstallé en grande pompe au cours des dernières années du règne de Louis XVI.

Si le Souverain Pontife, Benoit XIV, finit par publier une encyclique interdisant l’usage des billets de confession, si les refus de sacrements continuèrent à Verneuil pendant quelques temps encore, et si ce doyenné fut littéralement nettoyé de ses jansénistes, il semble bien qu’à Louviers les Novateurs – entendez les opposants à la Bulle – ne désarmèrent pas, même s’ils eurent à déplorer la disparition d’une de leurs grandes figures. En effet, l’abbé Jean-Baptiste Gaultier, curieusement silencieux pendant que grondaient les foudres du Parlement de Rouen, fut « Obligé d’aller à Louviers, […] il étoit si empressé de revenir à Paris [pour y livrer un nouveau pamphlet à la presse…] qu’au lieu de la voiture publique il voulut prendre une chaise de poste pour gagner vingt-quatre heures. Cette chaise versa ; il perdit connoissance ; on le porta à Gaillon, où il la recouvra. » [13] Mais la chute l’avait ébranlé et il rendit son dernier souffle le 30 octobre 1755 à Gaillon.

Et le silence documentaire retombe sur Louviers. Où étaient les jansénistes ? Nul ne le sait. L’agitation semble s’être assagie, le conflit entre le Roi, le comte de Saint-Florentin et les parlementaires rouennais occupe tout l’espace médiatique. Pourtant, l’esprit des jansénistes ne s’était pas évaporé et, au début du dernier tiers du XVIIIe siècle, alors que le diocèse d’Evreux ne connaîtra plus la moindre affaire de jansénisme, à Louviers, la contestation survivait, même si elle était plus discrète.

Une parente de l’abbé Jean-Baptiste Gaultier, sœur de sainte Dorothée en religion, s’éteignit au couvent de Saint-Louis de Louviers, le jeudi 7 juillet 1774, en même temps qu’une autre religieuse, la sœur de saint Ambroise. Un phénomène mystérieux se produisit alors : « à 7 heures du soir ce même jour il parut au firmament, qui étoit d’un très beau bleu, un st Esprit au milieu de deux Palmes croisées dont l’une étoit plus foible que l’autre, le tout étoit sensiblement formé par des nuages blancs. Un peu plus bas, un assemblage de cailloutages representoit comme une partie de terre. » Ce prodige fut observé par plusieurs pensionnaires pendant plus d’un quart d’heure et l’on en grava une petite image de dévotion aujourd’hui conservée dans les collections de la Bibliothèque de la Société des Amis de Port-Royal. Au dos, une main anonyme appartenant sans surprise à un ecclésiastique janséniste écrivit une longue exégèse du phénomène tirée de Messenguy, auteur janséniste célèbre : « … la transformation parfaite ou défectueuse des parties du corps, les divers accidens de la vie, l’abondance des fruits et le temps qui y est propre, la stérilité de la terre et le déréglement des saisons ou les autres accidens qui les causent : tout le suite de l’histoire nous montrera que l’Ecriture n’en reconnoit point d’autre cause que Dieu. Elle ne donne rien au hasard ; elle ne connoit pas même dans toutes ces choses l’usage du mot de nature […] ». Le prodige était vu comme un signe divin, une manifestation de sa gloire devant des esprits qui devaient encore se convaincre de la faiblesse de leur foi. Alors ce prodige en plein triomphe de l’Esprit des Lumières a de quoi surprendre. C’est pourtant bien la voie qu’allait emprunter le jansénisme en cette fin de XVIIIe siècle et le « miracle » de Louviers n’est jamais que le prodrome d’un jansénisme, vidé de sa substance dogmatique et ecclésiale, qui finira par s’épuiser au XIXe siècle dans l’illuminisme et le figurisme (système théologique par lequel l’Ancien Testament est considéré comme une figure symbolique du Nouveau). Il puisait alors dans la crise qui discrédita le jansénisme pour toujours aux yeux des orthodoxes : les convulsionnaires de Saint-Médard, lorsque des guérisons miraculeuses suivies de convulsions eurent lieu sur la tombe d’un diacre janséniste nommé Pâris. Catherine Maire, la plus éminente spécialiste du jansénisme au XVIIIe siècle parle avec raison d’ « agonie religieuse » pour qualifier ce moment où le jansénisme trébuche durablement sur l’écueil de l’illuminisme tant de fois condamné par l’Eglise au cours des âges.

 

Il était toutefois révolu, le temps où l’on aurait glorifier officiellement le miracle de Louviers dans les Nouvelles ecclésiastiques, ce journal qui était l’organe de presse du mouvement. L’épisode, dont on conserve un menu souvenir sous la forme d’une petite image de colportage, n’avait été diffusé qu’auprès de ceux qui y croyaient encore, les irréductibles du mouvement. Mais en Normandie, la période d’ébullition était terminée et l’Eglise d’Evreux pouvait aborder la Révolution tout à fait débarrassée de ces problèmes, même si – et les archives de l’époque impériale le prouvent aisément – elle payerait encore longtemps les conséquences de l’agitation janséniste car, comme à Auxerre où le phénomène est avéré, la foi avait laissé place à une profonde indifférence religieuse dans les campagnes où le rigorisme des partisans de Jansénius avait lassé plutôt qu’il n’avait convaincu.

Mais c’est là une autre histoire…

 

Nicolas Trotin



[1] Anonyme, Lettre à Monsieur Mallet, Prêtre de Louviers Diocèse d’Evreux ; qui en examinant à Pâques les Enfans de la première Communion, leur a demandé leur sentiment sur la Constitution UNIGENITUS, & les a obligé d’en signer l’acceptation, à Rouen, s.n., 1719, p. 3.

[2] Idem, p. 5.

[3] Ibidem, p. 6.

[4] Ibid., p. 10.

[5] Ibid., p. 8.

[6] Anonyme, « Abrégé de la vie de l’auteur », in Lettres théologiques dans lesquelles l’Ecriture sainte, la Tradition & la Foi de l’Eglise sur les mystères de la Trinité, de l’Incarnation, de la Prédestination & de la Grace sont vengées et defendues contre le système impie et socinien des PP. Berruyer et Hardouin Jésuites, s.l., 1756, p. III.

[7] Anonyme [Jean-Baptiste Gaultier], Critique du ballet moral dansé au Collège de jésuites de Rouen au mois d’Août 1750, s.l., de l’avertissement non paginé.

[8] Idem, p. 1.

[9] Ibidem, p. 24.

[10] Ibid., p. 33.

[11] Le père Joseph-Isaac Berruyer, qui était d’ailleurs né à Rouen en 1681, avait publié un énorme ouvrage historique appelé Histoire du Peuple de Dieu ; il y développait une argumentation qui poussait en quelque manière la théologie positive à son paroxysme, c’est-à-dire qu’il analysait, à la façon de nos exégèses modernes, sans concession, les textes de l’Ancien et du Nouveau Testament, les passait au crible, éliminant ce qui lui semblait incongru, signalant les incohérences, etc…, et surtout qui exaltait l’humanité du Christ à un tel point qu’il donnait l’impression de réduire d’autant sa divinité. Les relents molinistes y sont en outre bien visibles. Les ennemis des jésuites, jansénistes en tête, menèrent une longue bataille contre les trois livraisons de l’Histoire du Peuple de Dieu et l’abbé Gaultier ne fut pas le moindre de ses opposants. Tant et si bien que Rome et la Sorbonne condamnèrent unanimement l’ouvrage et que son auteur dut se rétracter publiquement.

[12] Les développements ainsi que les citations qui suivront sont fondés sur l’analyse d’un ouvrage anonyme, Relation de ce qui a été fait au bailliage de Verneuil & Parlement de Rouen au sujet des refus de Saremens faits en la ville de Verneuil, avec toutes les pièces justificatives, s.l.n.d. (1753), utilisé dans notre mémoire de maîtrise d’Histoire moderne, Pierre-Jules-César de Rochecouart, évêque d’Evreux & de Bayeux, 1698-1781, Paris IV-Sorbonne, 2004.

[13] Anonyme, « Abrégé de la vie de l’auteur », Lettres théologiques…, p. IX.

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