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Le samedi 24 janvier 2009

Conférence de Monsieur Charles RIDEL

"Les embusqués de la Grande Guerre : entre mythe et réalité "

 

 

Les embusqués de la Grande Guerre : entre mythe et réalité

 

« Embusqué ! ». Voilà probablement l'insulte la plus échangée entre les Français au cours de la Grande Guerre. Le mot désigne celui qui refuse le devoir des armes en obtenant ou en conservant un poste de tout repos à l'arrière, alors que ses compatriotes bravent le danger et affrontent l'ennemi en première ligne. Alimentée par de nombreux scandales (comme « l'affaire des réformes scandaleuses » jugée par le 3 e conseil de Guerre de Paris en 1916), la rumeur ne cesse de s'amplifier au point de saper les bases de l'Union sacrée. Quelle est sa part de réalité ? Quelle est sa part de mythe ?

Les embusqués, une catégorie réelle et fantasmée

Des embusqués, les contemporains du conflit croient en voir en effet partout. Dans la zone des armées, les combattants des tranchées couvrent de l'épithète désobligeante les innombrables militaires de l'arrière-front (artillerie, état-major, train des équipages, intendance, automobilistes). Ces « embusqués du front » sont particulièrement honnis : alors qu'ils ne connaissent rien du cœur de la guerre, ils tirent de leur présence dans la zone des armées (qui fait environ 50 km de profondeur) une multitude de bénéfices en terme de prestige, de reconnaissance (droit aux mêmes décorations) et d'avantages (permissions, indemnités de guerre, moratoire sur les loyers). A l'arrière aussi, les embusqués semblent légion. On vise en particulier les militaires des dépôts, ces casernes où stationnent les renforts en hommes pour compléter les unités du front. Les dépôts militaires comptent 1,2 million d'hommes en février 1915, un chiffre considérable qui fait dire que les embusqués se cachent parmi le personnel encadrant (secrétaires, armuriers, maîtres d'escrime, cordonniers, comptables…) ou dans les compagnies de soldats inaptes et en rééducation qui retardent leur guérison pour éloigner la perspective d'un renvoi au front. Citons les propos de Marc Bloch, le célèbre historien, un témoin reconnu pour son objectivité et sa rigueur intellectuelle. En convalescence après plusieurs mois de front, Bloch décrit ainsi – nous sommes en juin 1915 - les préoccupations des hommes du dépôt de son unité sis à Morlaix «  On rencontre dans les dépôts une foule de soldats, et même d'officiers, qui se cramponnent désespérément à la vie morne mais sûre qu'offre une petite garnison de l'arrière et sont capables, pour y demeurer plus longtemps, non point sans doute de très mauvaises actions, mais d'une foule de petites lâchetés médiocres  ». On incrimine aussi les ouvriers des usines dont les effectifs ne cessent de grossir avec la guerre d'usure et les besoins en munitions. Certes, les cadences de travail sont infernales et les accidents du travail fréquents, mais ces ouvriers restent à l'abri et perçoivent des salaires élevés. Parmi eux, on trouverait même des notaires, des avocats, des coiffeurs, des artistes affectés par faveur. Les soldats permissionnaires ou leurs proches (mères, épouses) s'en prennent également aux fonctionnaires maintenus dans leur poste (administrations centrales, trésor public, chemins de fer) et aux hommes non mobilisables (réformés, exemptés, etc.).

Cette rumeur d'une étonnante vigueur a plusieurs explications. En ces temps de privation, de séparation et de deuil, difficile de ne pas y déceler une part de jalousie individuelle ou sociale. « L'embusqué » - présumé ou authentique – est le bouc émissaire, l'exutoire des maux de la guerre qui frappent les familles. Combien de femmes s'emportent au seul motif que leur mari est mobilisé ? Comme à Marseille, lorsque le 31 janvier 1915, le Préfet des Bouches-du-Rhône reçoit une trentaine de femmes se plaignant de la présence de jeunes embusqués dans les dépôts alors que leurs courageux époux, pères de famille de surcroit, sont au front. Dans les divers arrondissements de Paris, l'irritation est sensiblement la même et ce sont encore les femmes qui figurent aux avant-postes de la vindicte populaire. Un rapport d'août 1915 évoque les tensions aux abords des n° 391 et 393 de la rue Vaugirard où siège la 20 e section de secrétaires d'état-major (des non-combattants donc) : «  leur mise souvent soignée provoque des réflexions désobligeantes à leur égard de la part de femmes de mobilisés qui, sur leur passage, ne se font pas faute d'émettre l'opinion que leur place serait mieux au front qu'à Paris.  »

Dans les rangs combattants, un autre mécanisme psychologique que la seule jalousie explique cette détestation des embusqués. Confrontés à une guerre de masse, obligés de subir dans l'anonymat de la bataille des seuils de violence inédits, quel autre moyen, pour ceux-ci, d'exprimer l'estime et la fierté de soi qu'en construisant ce « héros négatif » ? Caricaturé jusqu'à l'excès comme un pleutre et un imposteur efféminé (voir reproduction), « l'embusqué » participe en fait d'un processus d'héroïsation qui valorise le « poilu ». Plus le premier est lâche, inutile, maniéré, suffisant, plus le second semble admirable dans son courage viril, sa simplicité, son humilité et son silence. Le procédé est dérisoire sans doute, et même pathétique. Mais rappelons ce qu'il peut trahir parmi les soldats du front : « l'embusqué » renvoie en fait à leur énorme besoin de reconnaissance. Les hommes des premières lignes franchissent des seuils de violence et de souffrances dans l'anonymat le plus total ce qui rend difficile la compréhension et la juste reconnaissance de leur courage et de leur mérite par l'arrière. Le contact régulier de la mort, la peur sous la canonnade, le spectacle des cadavres déchiquetés et pourrissants, l'hygiène déplorable des premières lignes : comment faire le récit de cette anomie des premières lignes à des civils rassasiés de discours de propagande ? Justement, en « inventant » et en parlant des « embusqués ». La fonction élémentaire et essentielle de cette figure tient peut-être dans ce constat lucide d'un journal des tranchées, Le Filon, rappelant que «  Le poilu sent bien qu'il n'est si grand que parce qu'il y a des embusqués » . Or ce légitime besoin de reconnaissance ne s'arrête pas aux combattants des premières lignes et caractérise la plupart des hommes mobilisés : chaque mobilisé veut avoir « son embusqué » pour exprimer sa fierté, son courage et souligner l'utilité, la pénibilité et le danger relatif de son poste. L'insulte méprisante d'embusqué rebondit perpétuellement d'une position militaire à l'autre selon le principe «  On est toujours l'embusqué de quelqu'un  ». Voilà aussi pourquoi on parle tant des embusqués.

Mais il y a d'autres facteurs explicatifs plus déterminants encore. Rappelons d'abord que la population française entre dans le conflit de 1914 avec un modèle guerrier datant du XIX ème siècle (une guerre courte faites par des fantassins déterminés) et ne comprend pas d'emblée les enjeux économiques et logistiques de la guerre d'usure et ses conséquences en terme d'affectation des effectifs mobilisés : tous ces retours nécessaires de soldats dans les usines, tous ces maintiens de mobilisés dans leur emploi civil sont interprétés, à tort, comme le signe d'un favoritisme insupportable. Il faut dire aussi que l'identité égalitaire de la République prédispose les Français à de telles fautes d'appréciation, ce qui explique aussi que la Ligue des Droits de l'Homme , crée en 1898 au moment de l'affaire Dreyfus, se soit également mobilisée contre le scandale des embusqués en exigeant l'égalité de tous les citoyens français face au danger. Dans son long effort d'enracinement, le régime républicain avait en effet promis à ses citoyens « l'égalité de l'impôt du sang ». Un sacro-saint principe globalement appliqué en temps de paix (diminution des dispenses au service militaire, fin du tirage au sort), mais que les exigences mobilisatrices du conflit rendent rapidement caduc et même dangereux.

Les embusqués, un défi pour la République en guerre jusqu'en 1916

A la ville comme à la campagne, les altercations et les pétitions se multiplient. Les députés ne cessent de recevoir des plaintes de leurs électeurs courroucés leur demandant de faire pression sur le gouvernement pour mettre un terme à ce scandale. Fédérant des initiatives provinciales éparpillées, une Ligue nationale contre les embusqués est même créée en novembre 1915 : son objectif est de seconder les pouvoirs publics contre ces « mauvais français » qui refusent leur devoir militaire. A l'image de Georges Clemenceau qui publie dans L'Homme enchaîné de virulents éditoriaux et d'accablants témoignages de lecteurs dans une rubrique en première page intitulée «  Carnet des embusqués  », la presse se saisit de la question. La plupart des plaignants font en effet un amer constat : malgré leurs postures patriotiques, les élites politiques et sociales de la République s'embusquent et embusquent leurs proches. La République en guerre ne serait plus qu'une vulgaire « machine à piston » n'épargnant de la terrible expérience des tranchées que celui qui a des relations ou des moyens pécuniaires. L'opprobre se concentre notamment sur les députés qui non contents de « s'auto-embusquer » en s'exonérant de la loi de mobilisation de 1905 modifiée en 1913, incarnent également « l'embusqueur » plaçant à l'arrière leurs électeurs en vue des prochaines élections.

La rumeur atteint son acmé au cours de l'année 1915. Clémenceau commence sa campagne en avril 1915, peu de temps avant les houleux débats parlementaires au sujet de la Loi Dalbiez contre les embusqués de juin à août 1915. A Paris, on découvre l'existence d'un réseau d'embusquage qui vendait réformes et mises en sursis à des mobilisés. L'affaire accrédite la rumeur. De l'instruction qui début en octobre 1915 au procès devant le 3 e conseil de guerre de Paris qui se tient en avril 1916, tous les journaux tiennent l'opinion en haleine. Le pouvoir s'inquiète des clivages sociaux et politiques que la question des embusqués exacerbe au sein du corps social en guerre. Le conflit serait sous-tendu en réalité par une lutte de classes où chaque groupe social essaie de protéger sa progéniture de l'hécatombe. Cette compétition sociale favoriserait la bourgeoisie, les gros contre les petits. Ces derniers sont persuadés qu'une collusion fondamentale et tacite existe entre les classes dirigeantes pour conserver leur suprématie, car elles disposent du pouvoir de la relation, du piston et de l'argent. S'ajoute au surplus un clivage politico-religieux  : droite et gauche s' accusent réciproquement d'embusquer leur électorat respectif. Cette insinuation concerne souvent le parti socialiste et la CGT qui grâce au retour des ouvriers mobilisés dans les usines s'assureraient une victoire électorale après guerre. Evoquons aussi l'affaire révélée par des journaux de gauche ( L'humanité ou la Dépêche de Toulouse) accusant la droite conservatrice et catholique de préserver à tout prix dans les hôpitaux de l'arrière près de « 12580 ecclésiastiques embusqués ».

Au total, l'angoisse du pouvoir politique ou militaire est grande comme le révèle en 1916 un rapport des services du renseignement du Grand Quartier Général déplorant que «  la haine de tous ceux que les combattants englobent sous la désignation d'« embusqués » est au moins aussi répandue que celle des Allemands  ». La réaction du pouvoir fut à la hauteur qui organisa une « chasse aux embusqués ». Chasse méthodique et non brutale qui poursuit plusieurs objectifs a priori difficilement conciliables : d'abord, mettre un terme aux cas embusquages les plus scandaleux afin de rasséréner la population ; ensuite, dégager des effectifs de combattants pour l'Armée qui en réclame 100.000 (récupérés ou blessés guéris) par mois ; enfin, le tout sans désorganiser la production industrielle et l'effort logistique de l'arrière. C'est la quadrature du cercle ! Le ministère de la Guerre multiplie donc les circulaires contres les embusqués des dépôts, augmente le rythme des inspections, des visites parmi les réformés et les hommes du service auxiliaire. On définit des règles plus strictes et transparentes pour les retours à l'arrière afin d'éviter l'action du piston. On supprime des postes (ordonnance des officiers non montés par exemple), on rationalise le travail, on féminise les emplois, ce qui libère des hommes du service armé pour le front. Deux lois contre les embusqués sont votées en 1915 (la loi Dalbiez) et en 1917 (la loi Mourier) qui permettent de récupérer des dizaines de milliers d'hommes.

Est-ce l'efficacité de ce train de mesures, renforcée par l'arrivée de Clemenceau au pouvoir en novembre 1917, qui explique l'apaisement et le tarissement de la rumeur à partir de 1916 ? C'est probable. Mais il faut également souligner « l'effet Verdun ». Cette bataille de neuf mois cristallise une triple prise de conscience au sein de l'opinion publique, combattante et civile. En premier lieu, une prise de conscience sur la variété des mérites militaires. Les fantassins exemplaires ont pu apprécier le courage et l'utilité militaire d'hommes qu'ils considéraient comme des embusqués jusqu'alors : téléphonistes et cyclistes qui portent les plis sous les obus car tous les lignes de communication sont rompues ; les brancardiers qui brancardent au péril de leur vie ; et surtout les automobilistes de la Voie Sacrée. La seconde prise de conscience concerne l'avènement d'une guerre moderne, industrielle, logistique qui nécessite d'indispensables effectifs d'hommes compétents et en bonne santé à l'arrière. La notion de mérite n'est plus seulement réductible au seul combattant et s'élargit à toute la chaîne logistique. C'est le déclin progressif de l'idée égalitaire au profit d'un nouveau principe d'affectation : « chacun à sa place », en fonction de ses compétences technique. La dernière prise de conscience a trait aux pertes françaises. Les 160.000 morts de Verdun font en effet basculer les Français dans le deuil de masse. Ces victimes, ces souffrances accumulées dans le saillant de Verdun ne soulignent que trop les impasses et l'indécence d'une rumeur que la plupart des Français avaient cautionnée jusqu'alors. On ne peut exiger plus des Français, et c'est au tour des alliés de consentir un sacrifice identique et égalitaire. De façon symptomatique, les Français tiennent désormais les alliés pour seuls embusqués (anglais parfois défaillants, mais surtout Italiens défaits à Caporetto en octobre 1917 et qu'il faut soutenir en envoyant plusieurs divisions françaises).

Petit inventaire des pratiques d'embusquage

Malgré l'effet amplificateur de la rumeur, les pratiques d'embusquage consistant à éviter et à contourner les activités les plus périlleuses de la guerre, ont bien existé. D'ailleurs en s'industrialisant et en déployant une formidable chaîne logistique de l'arrière à l'avant, la Grande Guerre a multiplié les postes de non combattants ou « d'embusqués ». L'embusquage est davantage une stratégie d'évitement ou de contournement du danger qu'un refus frontal de la guerre comme l'insoumission ou la désertion. En s'embusquant, le mobilisé cherche une échappatoire, en l'occurrence un poste moins exposé au danger. Reste que la typologie des procédures d'« embusquage » est d'une grande complexité. De la conduite individuelle reposant entièrement sur la débrouillardise du mobilisé (maladie simulée, mutilation volontaire), jusqu'aux moyens frauduleux, en passant par l'aide d'un réseau social en vue d'obtenir un poste à l'arrière, les stratégies d'embusquage sont d'une extrême variété, à l'image des motifs et des ressources qui les soutiennent. L'embusquage est donc à géométrie variable et peut même employer des voies légales tel l'engagement, mode d'incorporation qui offre en effet un insigne privilège au candidat, celui de choisir son arme d'affectation ! C'est pourquoi l'artillerie lourde et la marine, les plus éloignées des combats, rencontrent dès 1915 les faveurs des engagés. Sans prétendre épuiser la variété de telles pratiques, carnets, correspondances et archives de la Grande Guerre permettent d'en distinguer les degrés, les méthodes et les difficultés.

Le premier degré d'« embusquage » consiste à réduire les charges et les risques de la vie des tranchées. Les poilus parlent plus volontiers de « filon » pour désigner ces pratiques parfaitement usitées et tolérées sur le front. Le filon ne constitue qu'une rupture souhaitée, mais temporaire, avec les affres des premières lignes : il s'agit simplement de profiter de quelques avantages matériels et de rares moments de compensation (dispense de corvées, de tours de garde, meilleures conditions de repos…). Concrètement, le fantassin des premières lignes cherche à devenir l'un de ces nombreux « embusqués du front », à savoir ces non-combattants mêlés à des unités d'infanterie (brancardiers, plantons, téléphonistes, agents de liaison, cyclistes, musiciens, automobilistes, secrétaires d'état-major) ou des militaires d'autres armes (artillerie, génie, etc.). C'est l'entregent et la valeur individuelle auprès de sa hiérarchie qui permet à l'impétrant d'obtenir ces postes, car de telles mutations relèvent du choix discrétionnaire des chefs d'unité. Plus rarement intervient un « piston » extérieur. Toutefois, il faut rappeler que ces « embusqués du front » évoluent toujours à proximité des premières lignes et sont souvent jetés dans la bataille lorsque celle-ci reprend.

Le second degré d'embusquage vise à obtenir une sortie plus ou moins temporaire du front. Il s'agit de quitter physiquement la zone des combats, de retrouver la « vie normale » auprès de ses proches si tant est que cela soit possible. Il faut dire aussi que l'irrégularité et les insuffisances du régime des permissions encouragent de ce type de comportements. Le soldat peut demander un stage d'instruction ou chercher à prolonger sa permission. Il peut également solliciter une permission agricole ou un sursis renouvelable dans un atelier travaillant pour la défense nationale. Ces retours temporaires à l'arrière sont encadrés par des procédures fort complexes. Le candidat doit faire valoir ses compétences professionnelles auprès de sa hiérarchie militaire qui accepte ou non son départ de l'unité et, simultanément, être demandé par le service de l'arrière qu'il souhaite rejoindre. Certains subvertissent ces procédures légales en faisant de fausses déclarations ou en sollicitant un piston pour être rappelés à l'arrière. Le succès de telles stratégies repose donc sur l'entregent, la maîtrise de l'information par des relais efficaces à l'arrière et la recommandation. Autant de conditions à réunir qui rendent ces démarches longues et aléatoires. C'est pourquoi beaucoup de soldats rêvent davantage de la « bonne blessure », celle qui sans atteindre les fonctions corporelles vitales est suffisamment invalidante pour exiger une évacuation vers un hôpital de l'arrière et une période de convalescence. La blessure peut survenir par hasard. Plutôt que d'attendre cette « chance », certains choisissent de la provoquer en recourant aux mutilations volontaires comme celle de l'index ou du pied, pratiques souvent exagérées au moment du conflit et dont le caractère marginal a été démontré depuis. Plus fréquemment, les soldats utilisent les simulations. Les aliénations mentales sont sans aucun doute les plus élaborées d'entre elles, mais aussi les plus difficiles à tenir car peu reconnues par le corps médical. En revanche, la liste est longue des pathologies provoquées : absorption de boissons « échauffantes », injections de pétrole, d'acide picrique, d'alcool mélangé de miel et autres substances dans le but de provoquer albuminurie, conjonctivite, glycosurie, diabète, phlegmons, ictères et abcès. Les contrôleurs postaux de l'armée relèvent parfois ces échanges coupables de prescriptions médicales entre les soldats. Comme celui-ci intercepté en novembre 1916 : «  Un tuyau ! Peut-être le connais-tu, mais c'en est un. Voilà : respirer tous les matins à jeun une mèche soufrée allumée, 5 ou 6 fois. Au bout d'une huitaine, on voit le progrès. Prendre ensuite de la quinine, 1 gr. à 1 gr. ½ , cela dépend des personnes, pour provoquer la fièvre. Avant d'aller à la visite, en prendre un peu plus. Résultats bronchite. Bonne réussite, en souvenir de l'épicéa que tu m'avais donné et qui m'a très bien réussi l'hiver dernier. » Les sources parlent même « d'édentés volontaires » cherchant à gagner l'arrière pour se faire poser un « ratelier » ! Une fois sortis de la zone des armées, ces soldats blessés ou convalescents apportent beaucoup de soins – de négligence plutôt - à entretenir leur blessure pour retarder la guérison et différer sine die le retour au front (ôter un bandage herniaire, manquer les séances de mécanothérapie ou de rééducation, etc.).

Enfin, le dernier stade d'embusquage consiste à améliorer toutes ces stratégies et ces méthodes dilatoires pour occuper de manière permanente des postes (dépôts, bureaux, usines) de l'intérieur. Le contexte est favorable puisque les besoins de l'intérieur sont énormes. Il s'agit donc de saisir les opportunités de mutation, soit en respectant les procédures légales, soit en les détournant. Le service auxiliaire et la réforme sont également des positions particulièrement convoitées, car elles signifient quasiment un retour à la vie civile. Toutefois, ces positions ne s'obtiennent qu'après le passage devant une commission spéciale de réforme dont les règlements et la vigilance des membres sont difficiles à circonvenir pour un individu isolé. D'où l'intérêt d'un réseau d'embusquage. C'est le cas des 30 mobilisés du procès des « réformes frauduleuses ». Ils ont profité d'une occasion rare : la présence à Paris d'une « combinaison » associant des complicités médicales, militaires et administratives et offrant, pour un ou deux milliers de francs, des hospitalisations et des réformes frauduleuses.

onder les causes, les motivations de telles pratiques est fort complexe. Est-ce l'érosion du sentiment patriotique ou guerrière dans cette guerre sans limite temporelle ? S'agit-il de la peur du front, de la mort ? S'agit-il du sentiment du devoir accompli qui expliquerait la légitimité d'un embusquage après plusieurs mois de premières lignes ? Est-ce sous la pression des supplications familiales, celles de la femme ou des parents ? Il y a sans doute un peu de tout cela. Le mécanisme décisionnel qui a pu pousser certains soldats à choisir la voie de « l'embusquage » est donc complexe : ce choix résulte d'une négociation intime entre ce que Paul Veyne nomme les « dimensions collectives » (le citoyen, le patriote, le soldat membre d'une unité) et les « dimensions singulières » (l'homme et son instinct de conservation, le père de famille, le fils) de l'homme mobilisé. En tout cas, rarement un épisode comme celui de la Grande Guerre n'aura mis ces deux dimensions dans un tel ét

Une représentation archétypale de « l'embusqué » : posture arrogante, apparence efféminée et détournement des insignes combattants.

 

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